15.8.06

chapître 6 Elle





Illustration D.M.



C’est fini. Ne plus voir, ne plus savoir. Son parcours, désormais, n’est plus qu’une fuite. Toute espèce de palpitation, de remuement, de frisson le fait déguerpir. Il ne se sent jamais assez éloigné, assez à l’abris, de ces escarbilles mordeuses qui trimballent, vrillés au corps, depuis leur pré-vie dans la vague, ces instincts mortifères de prédation, d’asservissement, d’écrabouillation. Il ne sera plus jamais le témoin de ça. Puisqu’on lui refuse même le droit de vouloir sauver un enfant. Et que les ventres du monde ne s’ouvrent qu’à la semence de la violence et du crime…
Son errance d’ermite sub-siliceux rythmée de recroquevillements de profonde détresse n’aurait dû s’assoupir un jour définitivement que d’une ultime dessiccation d’âme, sous l’effet, depuis si longtemps destructeur, des morsures de la chaux vive du désert.
Les choses se firent un peu ainsi, mais de manière moins naturelle, plus abruptement, sous le coup d’une dernière vrillure du destin qui n’était peut-être pas voulue, en tout cas pas fatale, et qui, pourtant…

Au cours de ses fuites, de ses terreurs, de ses douleurs, de ses abandons, l’homme de sable zigzaguait un sillon tordu, haché, à la face des mondes. De sa déambulation se dessinaient des signes dans la chair du sable, comme des mots de détresse, des signaux d’agonie. Savait-il le sens des traces qu’il creusait ainsi, à ramper de recul en recul ? Il sentait en tout cas que ces parcours codifiés produisaient autre chose que de l’échappatoire et qu’ils mettaient sa souffrance à portée du «su » universel.
Ce qu’il comprit aussi, suivant cette clairvoyance qui s’était affinée de la pétrification de ses yeux à la brûlance du sable, c’est qu’un écho lui revenait, estompé, fragile, agrémenté, enrichi, des traces qu’il creusait. Ca venait des confins de là-bas, du côté où se levait le soleil où il n’était jamais allé, ou alors il y avait si longtemps. Comme un bourdonnement de ses cellules calcifiées, des démangeaisons cicatricielles, des fluorescences dans ses yeux de cristal mort. Pouvait-il se tromper ? Il sentait, lancé de loin, l’appel fraternel, l’appel complice, l’appel prometteur d’une oasis.
Combien en avait-il connues, de ces aires de fraîcheur sous les feux du soleil ? Combien avait-il goûté de ces siestes voluptueuses au souffle frais des palmeraies, au début de son errance ?
Bien sûr, la rugosité du monde finissait toujours par aridifier les tendres moellosités, mais les cycles, bien que trop longs parfois, faisaient place aux cycles et certain matin, sans qu’on sût d’où ça venait, quelque perle de rosée sourdait, souriante et vindicative, à la lave sableuse, un instant bon enfant. Ca pouvait partir de là. Une petite chose verte montrait le bout de son nez et, profitant de chaque seconde de tranquillité et d’endormissement des forces, ça se junglifiait, serré, à l’étroit, certes, mais dru autour d’un fil d’eau.
Il sentit, au creuset de ses intuitions, que s’écrivait ainsi l’histoire de cette ombraie lointaine qui lui faisait du pied.
Ce qu’il percevait, dans cette espèce de correspondance par delà les dunes et les déserts empierrés, c’était des envies de dire, des envies de récits, des partages de blessures et de cicatrisations. Il sentait que là-bas, dans son recoin, cette oasis produisait de la parole d’émotion comme d’autres des grappes de dattes sucrées.
Lui-même, désormais, donnait à ses déplacements des voluptuosités inusitées dans ces contrées ravagées de soleil et de barbarie. Le sillon qu’il traçait n’échappait plus à un besoin inconscient de témoigner ou de hurler mais il le sculptait signe à signe, pesant chacun de ses stigmates pour en extraire et exprimer la douleur exacte. Il n’abandonnait plus ces messages au hasard des regards perdus aux coins des mondes mais les dirigeait vers ce là-bas, à l’aplomb du soleil levant, vers ce cœur palpitant de l’univers ressuscité.
Chaque aube naissante devint pour lui un temps de sérénité, d’admiration béate, de contemplation, de dévotion presque. Il sentait, du fond de son corps croutifié, la lumière encore tendre, balbutiante, de l’astre solaire, s’humidifier les rayons à la rosée fraîche de l’oasis avant que d’entamer sa ravageuse course diurne. Certes, le fleuve incandescent inonderait sans retenue les espaces recuits et agonisant mais lui, lui, savait, croyait savoir, que de là-bas, des nuées finiraient par se lever, par vagues d’émotions généreuses, et viendraient brumiser les plaies vives des choses.

Etait-ce lui qui dirigeait peu à peu ses reptations aux abords de l’oasis, était-ce l’oasis qui allongeait chaque jour un peu plus la portée de sa fraîche respiration jusqu’au lit de l’homme de sable ou était-ce un effet du co-maillage naissant de leurs langages apprivoisés, toujours est-il que l’homme et l’oasis ne se cherchaient plus, qu’ils s’étaient trouvés et que chacun découvrait dans les mots de l’autre des résonances harmoniques à ses propres envies de dire.

Du moins, c’est ce que lui ressentit, c’est ce qu’il crut comprendre, c’est ce qu’il crut tout court.







Illustration D.M.



On ne dessèche pas impunément mille ans ou mille siècles au courant de la chaux vive. Certes, le corps s’est adapté, se compte en grains de pierre et non plus en cellules de chair, s’amalgame en veines cristallines, en superposition de couches fossilisées. Mais là-dedans, éveillée par la révélation de la source vitale, quelque chose maintenant rallume un instinct hydrotropique, des glandes pétrifiées en boules de silex se mettent à hurler à la soif, la douleur intenable de l’envie de boire emplit ce corps de caillou martyrisé. Les signes qu’il fait, les messages qu’il envoie sont autant d’appels à peine voilés à des ondées nocturnes, à des pataugeades réconfortantes, à de délicieuses sudations miraculeuses.

L’oasis se contente, mais n’est-ce pas déjà inespéré dans ce monde de feu, d’habiller son envergure d’un voile de brise tiède. Accueillant, fraternel.

C’est qu’il lui en a fallu du courage, de la force, de la rage, à ce petit coin d’humus perdu dans la mer de sable pour renaître de ses cendres. Petit à petit, confidence après confidence, l’homme lyophilisé, se détendant enfin, oubliant l’irritation permanente de ses propres douleurs, prend en partage les souvenirs amers de l’oasis.

Une graine de vie. Plus qu’une graine de vie, une graine de farouche envie de vivre. Prisonnière, oubliée au cœur inerte de la banquise. Ecrasée sous des tonnes et des tonnes de mort glacée. Cette obscurité de tombeau sous des latitudes ignorées du soleil. Cette révoltante inertie de choses. Et cette conscience d’être porteuse d’un potentiel infini de bouillonnements vitaux, de germinations généreuses, de floraisons provocantes, de fruitaisons nourricières, d’essaimages fraternisateurs, cette soif de voir, de peser, d’admirer, de goûter, de toucher, de humer, de croquer, de modeler, de se mélanger, de griffer, de s’immiscer, de mordre, de pétrir, d’être tout cela aussi, jusqu’à plus soif, jusqu’à plus faim, à satiété de tous les sens connus et inconnus.
Et c’est, au creuset d’un cœur de graine entravée, l’énorme pression des désirs, des besoins, des fantasmes, des appétits, qui fusionne en une force incontrôlable de pulsion de libération, de liberté folle. Et c’est la banquise qui se craquelle sous l’effort, et c’est la graine qui se faufile, qui s’enfuit et qui se jette, à corps perdu, dans le grouillement de la vague, de la fameuse vague.
Cette lame furieuse, balayant les mondes, cette lame de dévorations, d’ingurgitations, de digestions ininterrompues, de termitisation des corps et des âmes, de phagocytations de masse, d’auto-rognation, d’entre-déchirations, cette lame qu’il avait, lui, écœuré à force d’inaptitude aux phénomènes vitaux, de fadeur, d’in-agressivité, de lâcheté, d’inadaptation dans la lutte pour la survie, cette lame de fond, elle, la graine avide de vie, de sur-vie, d’extra-vie, d’éxo-vie, elle s’y était vautrée, ouverte de tous les pores de sa peau, de toutes ses ouvertures de graine affamée, s’était rassasiée à tous les festins, abreuvée à toutes les sources vitaminées, à tous les fruits, tous les miellats, les hydromels.
Aiguillonnée par cette soif de vie, jusque-là retenue, elle s’abandonnait aux rythmes barbares qui scandaient les expéditions ravageuses, les cérémonies mutilatrices, les festins anthropophages.
 
La graine de vie prometteuse s’était envergurée, avait explosé, n’avait plus de limites dans ses envies ; du coup, ce qu’elle croyait trouver dans l’épaisseur du monde lui paraissait fade tant son appétit et ses fantasmes s’étaient densifiés sous la pression des glaces.
Et c’est là que des espadons, au rostre enduit de la poudre d’argent, l’abordent et la cajolent, la lutinent, la pénètrent, la pourfendent en large en long et en travers, et c’est là que les rêves se perdent en démesure, c’est là que des poissons se griment en titans, qu’un sourire prend des airs d’orgie, qu’un accord mal enroulé dans le vide d’une caverne revendique l’étiquette de symphonie génialissime sinon mozardentesque, qu’une épaule tatouée vous pose un conquérant, une cicatrice mal couturée un bon dieu de guerrier. La graine d’oasis a besoin de plus que vie, d’éclatade de vie, de lasérisation de vie, de surdimentiation de vie, de cramisation de vie, de dévoration de vie, d’illusio-rama de vie, de cinémascopisation de vie. Et la poudre d’argent œuvre dans la naissante oasis, qui forme ses racines et ses arborescences à l’apport de cette miraculeuse chimie, qui dessine ses plans de vie aux arabesques mystérieuses des ivresses induites, qui confie son destin aux gesticulations d’épouvantails donquichotesques.
 
Et alors, cette vie issue d’une graine gorgée de promesses de vivification universelle, de déploiement ombellifère, de compréhension et de malaxage des rythmes et des langages, se consume, se dessèche, se carbonise, se ratatine, et les racines qu’elle lance au fond de l’océan, négligeant les sources vives et les nappes phréatiques, ne visent plus qu’à s’immiscer entre deux strates de calcaire à la recherche d’un indispensable filon de poudre d’argent.
Les espadons, toujours avides de moellosités désemparées, de tiède repos extorqué, d’admiration hypnotique, s’invitent au lit de leur victime désarmée, la perforent sans vergogne, répandant leur semence louchie et la récompensent d’une pincée d’illusions.
Certains disparaissent au détour d’une eau trouble, certains se lassent de ce bout de vie qui ne se contente jamais des riens qu’on lui concède, d’autres se font rares, qui s’éparpillent dans la multitude de leur cheptel de fantômes.


Voilà ce que l’homme de sable a cru comprendre de l’histoire de l’oasis. Elaborée à travers juste quelques mots, quelques confidences. Quand l’oasis a t-elle quitté la vague ? L’a t-elle vraiment quittée ? Est-ce la vague qui l’a recrachée, comme ce fut son cas il y a si longtemps ?
En tout cas, l’homme de sable sent que l’oasis est une vraie oasis, arborisée, ombragée, abritant au creux de deux pierres moussues un gargouillement d’eau fraîche et surtout, laissant se propager, du cœur enfoui de son élan vital, des ondes de paix, d’appel au partage, à la fraternité. Il sait que l’oasis ne tend plus ses racines à la recherche furieuse de la poudre d’argent, qu’elle tire sa force des rayons du soleil, du serpent d’eau qui court au fond du monde pour surgir en éruptions vertes en de rares lieux bénis du désert, qu’elle la tire des vents chargés de mythes oubliés et des errances d’aujourd’hui, qu’elle la tire surtout de ces échanges chaleureux de vibrations et de signes gravés sur la peau du sable, de ces va et vient d’échos complices.
Côte à côte, l’oasis frissonnant au léger tourbillon d’un vent frais et l’homme de sable étendu sur la chaux vive, un peu calmée à cette heure tardive, s’abandonnent en silence au rite du coucher du soleil. Ils sentent tous deux que le monde se nappe d’un violet calme et reposant.
 
L’homme calcifié ouvre ses écailles à la douceur nocturne de l’air. Une odeur de sable humide réveille en lui une soif accumulée depuis si longtemps. Avec quel bonheur il boirait à la source vive, comme il adoucirait volontiers son corps d’écailles sèches à la soyance des ombres vaporeuses qui le frôlent presque.
L’oasis et lui, n’ont-ils pas tissé des langages communs, n’ont-ils pas livré aux vents vagabonds des rires et des complaintes chargés de germes fous, n’ont-ils pas ressenti au sein de leur chair les mêmes battements d’ailes de papillons attirés par l’hospitalité de leurs arborescences verbales ?
Lui qui avait su, en des temps de foi utopique, aider à la germination de terres nourricières, lui qui, par son amour et sa sueur, avait aidé des arbres à grimper jusqu’au ciel, lourds de fruits d’or et de sucre, bruissant d’essaims laborieux et gourmands, lui qui avait offert sans compter sa force, sa patience, sa volonté à des terres qui ne demandaient qu’à déborder de moissons pléthoriques, lui, vaincu par les ravages des tempêtes, désespéré par la sauvagerie, la barbarie des gens de sa race, lui qui, au spectacle écœurant de la surface du monde, s’était enfin dissimulé, pétrifié dans l’océan de chaux vive à attendre et implorer une fin qui ne venait jamais, lui, étendu à quelques pas des fraîches vapeurs cotonneuses de l’oasis, eut des visions de souffles emmêlés, de tiédeurs irradiantes, de murmures complices, de fusions alchimiques, d’abandons haletants, de gerbes de mots, de vers s’éparpillant, légers, en flocons de vie positive pour des pollinisations universelles.
Et d’un geste qui se voulait invitation à ces partages-là, à ces œuvres communes, dans l’assouvissement des corps et des fulgurances de l’âme, il étendit la main à l’humus frais de l’oasis.
 
La douleur fut vive, insupportable. Une grouillitude de scorpions d’acier bleu lui vrillèrent leurs dards incandescents dans cette chair pétrifiée et pourtant si sensible aux morsures de la vie. Il se recula vivement, le corps déjà presque entièrement enfoui dans la chaux. L’oasis s’était recroquevillée, ses vapeurs humides dissimulées au cœur de quelques ronciers hérissés de choses pointues. Et par des ondes nerveuses, grinçantes, qui ne réclamaient pas de réponses, lançait à l’homme effondré qui l’avait égratignée de sa main râpeuse, des mises au point définitives et mortifères :
 
- « Pas ça, pas avec toi, jamais avec toi. Ma chair, mon âme sont couturées de cicatrices saignantes encore. Mes racines carbonisées apprennent à ne plus rechercher que l’eau raréfiée des sources souterraines. Moi aussi je souffre, plus que toi, sans doute, de me retrouver au fond sec du monde. Je viens de si loin, j’ai tellement joui de cette vague qui m’a tant donné et qui m’a fait si mal. Ce n’est pas la vie que j’attends de toi. Sais-tu seulement ce que c’est, la vie ? J’attends de toi de la consolation fraternelle, un compagnonnage de reconstruction, que tu sois un amical tisserand de notre verbalité, un conteur d’histoires, débonnaire, un nounours empaillé et fidèle. Je compte sur toi pour remplir de vrombissement assourdissant le temps que je passe à m’interdire de vivre la vraie vie, la vraie, celle qui brûle tout sur son passage, pas ta vie de jardinier, de poète triste. »
 
Démoli, vidé, fracassé, l’homme de sable reprit lentement, très lentement, sa reptation solitaire. Au fur et à mesure de son éloignement, il sentait se détricoter les mailles des mots communs, les ramifications fraternelles se scindaient en vocabulaires distincts, les échos réciproques s’estrangisaient, ne se comprenaient plus. Il rampait, rampait dans la chaux et, exténué de douleur, finit par se ramasser, crispé à l’abris de son écaillation millénaire, en implorant l’implosion libératoire.
 
Il reprit conscience sous un soleil battant. L’amertume de son sort inonda de suite son esprit. Le rejet, à tout jamais, à la sablitude, désespérante sablitude. Le don entier de lui qu’on avait refusé. Et cette ritournelle qui lui venait, qui s’enkystait dans son cœur, qu’il croyait avoir entendue des palmes même de l’oasis mais qu’il avait dû inventer, sûrement :
 
« C’est à la ronce hérissée et cinglante
que gémit et s’enchante
le vent fou,
pas au tapis endormi
de l’herbe molle et fade,
pas à l’arrondi fuyant
du galet trop poli,
squelette presque dissout
à l’usure du temps
des mondes morts.
 
Je ne veux pas mourir,
je veux gémir et chanter
et m’enchanter encore,
je ne veux pas mourir
au catafalque
de ton amour morne… »
 
Avant de repartir, s’abandonnant enfin et pour toujours à son destin de sable brûlant, il se retourna pour respirer une dernière fois les odeurs tièdes de l’oasis. C’est alors que là-bas, à l’horizon, derrière ce bout de terre qu’il avait tant aimé, il crut sentir l’approche, dans le désert poudroyant, d’un groupe de cavaliers sauvages, sanglants, exhibant aux flancs de leurs montures, des têtes d’enfants fraîchement coupées. Il crut entendre le glougloutement de la source se grimer soudain en mugissements de cataractes propres à dessoifer tous les pirates de la terre. Crut-il percevoir ? Crut-il entendre ? Son cerveau devait avoir fondu à la fission de son dernier espoir.

Alors, le découragement l’emporta…



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