15.8.06

Silicium, une Terre brûlée comme berceau...

 


"Silicium" le bouquin artisanal format actuel réalisé par mes soins. 15 Euros





 
"Silicium" le bouquin artisanal 1ère version (2004) réalisé par mes soins.


 

« Silicium » n’est pas un récit, une nouvelle, un voyage initiatique. C’est la métaphore d’une douleur, d’une blessure chaque jour passée et repassée à la lame du scalpel d’une humanitude débridée. Comment accepter au quotidien son appartenance à la horde quand on assiste, impuissant, terrassé, à l’inexorable écrabouillement du monde. Par nous ! Par Nous !!!
La vie, pourtant, ne demande qu’à germer, se répandre, s’envoler, s’enrouler aux rayons du soleil apprivoisable. Il suffirait de l’aimer, n’est-ce pas, de se glisser discrètement dans son élan. Mais les appétits, le pouvoir, les fantasmes de pouvoir, le plaisir indicible de la cruauté dégustée ne permettent jamais que le miracle s’étende au paroxysme de ses envergures.
Ainsi, l’Homme des sables, l’exilé, le rejeté, l’inachevé, traînant son fardeau atavique, jardinera les grains possibles de vie jusqu’à ce qu’il comprenne une bonne fois pour toute que rien ne résistera jamais au fléau humain. Et que lui-même n’a rien à faire dans cette histoire.


Table des matières
Alors...




Lecture publique du texte au Théâtre Le Carré 30, mars 2014, en compagnie de Chantal PRIMET...


 
... et de Cyril SIXDENIERS pour la "dimension sonore".







  Texte déposé à SACD/SCALA

chapître 1 Sablitude





Photo D.M.

 
Il est né à la lisière d’un océan d’eau trouble et d’une mer de sable trop mou. Le destin l’avait craché dans une peuplade où l’on se méfiait de l’eau, de mer ou pas, comme d’un élément impur, comme le lieu de grouillements infectes, de mijotations écœurantes. A peine s’en servait-on, après moult ébullitions, pour tremper la soupe ou abreuver les bêtes et les jardins. Comme cet océan, résultat peut-être, de la conjonction de fleuves de larmes humaines depuis des temps et des temps, s’était trop souvent nourri de la tendre chair de bambins oubliés à leurs jeux, on avait attaché celui-là à un pieu, le laissant arpenter, à longueur de jour et de nuit, son petit cercle de sable inaccessible au flux.
Son imagination, nourrie de quelques mots déposés par le vent, d’images reflétées à la toile des gros nuages blancs, les jours de tempête, aux histoires sans queue ni tête dont une vieille folle se débarrassait sur lui comme du contenu d’une poubelle, lui faisait dessiner dans son sable, des routes qui tournaient en rond, construire des maisons sans fenêtres, mener des transhumances de troupeaux de cailloux, jouer de farouches batailles où des soldats de bois mort égorgeaient leurs frères de coquillages brisés.
Hormis la vieille folle, personne ne s’intéressait vraiment à l’enfant, ce qui était plutôt normal, vu que dans cette peuplade, les enfants, ça arrivait comme ça, par une sorte de routine des choses. Que vouliez-vous qu’on fasse d’un enfant, sinon, quand il commencerait à forcir un peu, le mettre à la culture des patates et l’édification des cases en terre battue ? A qui serait venue l’idée, d’où aurait-elle surgi d’ailleurs, de parler à un enfant, d’échanger des rêves avec lui, de partager ses rires ? Dans cette peuplade, être un humain signifiait cultiver la terre, élever les bêtes, manger, dormir à l’abri de l’orage ; la vie d’enfant n’étant qu’une étape improductive en attendant de prendre la relève.
Dans son rond de sable, l’enfant, peu à peu, s’était créé un univers. A lui tout seul. Certes, la corde qui le retenait, pour son bien, l’empêchait de s’aventurer physiquement dans l’envergure d’un monde dont il soupçonnait, inconsciemment, les dimensions et la densité, certes, il serait bien allé patauger dans les flaques abandonnées par la vague, à quelques pas de lui, certes, malgré son appréhension et les sombres histoires de noyades de la vieille, il serait bien allé visiter sous l’eau des mondes ensemencés de vies mystérieuses, mais, n’ayant pas conscience encore de l’infamie de cette longe qui l’entravait, n’ayant pas encore la phobie des chaînes et des lieux clos, il n’avait pas eu l’idée de ronger ses liens et son esprit inventait juste, par adaptation, par instinct de survie, de reproduire à sa portée de main les mondes d’ailleurs, de là-bas, les mondes d’outre- chaîne.Ce cercle de sable, ne l’avait-il pas, à un moment, sculpté en forme de vague vive, n’en animait-il pas bruyamment les flux et les reflux, ne s’y vautrait-il pas, comme un homme-poisson, entre deux eaux ? N’en ramenait-il pas des pêches miraculeuses, n’y avait-il pas rencontré, et avec quel effroi, des serpents de mer et des pieuvres gigantesques ? Combien, dans la tempête, avait-il vu sombrer, corps et biens, de navires fracassés, de chalutiers de la mort ? N’y était-il pas tombé amoureux, sur un lit d’anémones, d’une fragile et envoûtante créature sous-marine aux lèvres si chaudes et aux mains si douces ?

A ces jeux de l’imaginaire, attaché à sa corde, cette épaisse couche de sable qui semblait être son élément d’évolution, à tout jamais, il l’apprivoisait, peu à peu. Son corps s’accoutumait à cette consistance molle et coulante, savait, par des contorsions particulières, par une habile utilisation de la force de gravité et de la fluidité des corps, se glisser au cœur de la matière poudreuse.Certes, il ne s’agissait pas de nager dans le sable comme le dauphin dans la mer.

C’était plutôt comme une lente progression ondulatoire, comme une espèce d’enfoncement normal d’un corps lourd dans une masse molle. Son corps était, malgré lui parfois, comme aspiré par le sable, et il lui était arrivé plusieurs fois de s’endormir sous les coups de boutoir du soleil et de se réveiller, quelques heures plus tard, presque entièrement enseveli, les narines émergeant seules au raz du sol. Ce phénomène d’enfouissement devenait tellement naturel que désormais, il devait lutter pour rester en surface, se raidir dans des positions de surnage inconfortables et surtout qui l’empêchaient de vivre ses histoires imaginaires. Alors, à bout de crampes, il se laissait aller, délassait son corps qui, peu à peu, glissait au fil du sable où il retrouvait les êtres fantasmatiques qui le peuplaient, veillant à émerger de temps à autres, pour respirer.
Le temps, au creux de cette flaque de sable, ne soufflait pas de l’uniformité habituelle. C’était, dans le vibrillonnement des molécules pierreuses, de continuels va-et-vient entre hier et demain, entre des présents à géométrie variable, entre le rêve et l’irréalité, entre une vie de mort et une mort vivifiante, entre des regards oubliés et des espoirs perdus, entre des promesses d’avenir heureux et des impasses d’utopies naïves, entre les questionnements d’un être vivant, aspirant à vivre encore, à vivre toujours, à vivre plus et les réponses mensongères de ses illusions artificiellement, incongrûment, maquillées en jouisseuses de bon aloi et en initiatrices épicuriennes. Lui, ne sachant rien du monde, des gens, de la vie, se désaltérait à toutes les sources fantasmatiques, croquait de tous les fruits virtuels et, dans son trou de sable, s’égayaient des paradis, se forgeaient des enfers qu’il visitait, tremblant, et dont il se délectait à grands coups d’état d’âme et d’interrogations fiévreuses.Si le monde physique devait contenir tous les mondes physiques qu’il inventa au fond de son trou, il faudrait le soumettre aux forceps, l’écarteler, le démembrer, le sur dimensionner pour que tout y put tenir.
Du fond de son nid de crabe, il ressentit, de par les imaginaires qui suintaient de son cerveau bouillonnant, autant et plus des sentiments qui s’étaient révélés au cœur des hommes depuis le début des mondes. Du bout de sa corde, il arpentait les galaxies, les connues et les autres, il frayait avec les maîtres du monde, livrait des guerres impitoyables, aimait d’Amour la sublime reine des bois galactiques qui le couvrait de baisers, il récrivait la Constitution de l’univers, découpait des têtes au nom du Peuple de Paris en 92, matait des tyrans, séchait sur la Croix à côté de son frère jumeau, fondait des orphelinats en terre de massacres et de famines, caressait de la langue et du bout des doigts chaque parcelle de la peau de ELLE, abandonnée de jouissance, il, il, il…Il lui suffisait, au fond de son ensevelissement, d’ouvrir les yeux aux fragiles fluorescences quartziques pour que les mondes lui apparussent grouillant d’une vie dont il était de plus en plus souvent le marionnettiste.





Photo D.M.


Tous ses sens se modelaient ainsi à son abandon rivé à une flaque de sable. Des musiques aux notes sourdes et estompées, des sons faits de crissements, de glissements, d’écoulements ; des odeurs iodées de vieilles écumes, mijotantes de vies en suspension ; des sensations de caresses tièdes, de souffles froids ou brûlants, d’aspiration par de gigantesques ventouses, de brûlures atroces, de rythmes et de déraillements de rythmes ; des onctuosités de miel chaud et de fruits sauvages, des morsures de mets pimentés lui réveillaient les papilles alors même qu’il mâchait machinalement du sable. Car il s’était mis à manger du sable. Les autres ne respiraient-ils pas aussi machinalement l’air de leur cuisine, de leur cave, de leurs latrines ?
Oh ! Pas par poignées, pas à la pelle, juste comme ça, une languée par-ci, une languée par-là, parce que ça vous dévoile des goûts inattendus, que ça vous a une consistance moelleuse, parce que le corps finit par réclamer sa dose de pétrification.Enfin, au début. Quand on apprend à domestiquer les choses, à les noter, à les apprécier. Quand c’est encore du domaine de la séduction, du flirt. Quand cela tourne-t-il à la manie, à l’obsession, au besoin incontrôlé ? On ne sait pas, ça vient, un jour, on a franchi un seuil. Pour lui, ça s’est révélé, c’est ça, un jour. Avant de rentrer dans sa flaque, il en a saisi une poignée, l’a fait couler sur sa langue, fermé les yeux.Dès lors, plus rien n’aurait pu l’arrêter, il aurait dévoré la plage. Son aire se creusait de jour en jour. Il ne recherchait plus rien dans la matière friable, que le crissement des grains sur l’émail de ses dents, que l’irritation des gencives, de l’œsophage, que le broiement cristallin dans l’estomac. Très vite, son monde s’était vidé de ses fantômes oniriques, de ses cavalcades échevelées, de ses rencontres symboliques, de ses élucubrations salutaires et vitales. Il en était venu à brouter le sable, comme une vache l’herbe verte du pré, et, comme elle, ne songeait plus à rien, sentant juste au fond de lui, comme un vide insondable, comme un manque d’il ne savait quoi et qu’il comblait à pleines ventrées de silice.

Il en était à ce stade de rumination lithophagique quand son monde, ou ce qu’il en était advenu, fut abordé par celui, enfin réalisé ce coup-là, de la mer. Cela se passa sans violence, tout d’abord, presque insensiblement. On était à une période de conjonction stellaire, les astres se rapprochaient, courbant un peu leur trajectoire pour se dire des bonjours et, mécaniquement, ou pour marquer le coup, allez savoir, au fil des jours, les effets de marée s’intensifièrent un peu, un peu plus encore, haussant le flux des mers en des lieux où l’on avait abandonné depuis longtemps le métier de pêcheur pour s’adonner à la culture de la vigne et du rutabaga.
Dans son lit de sable, notre petit homme ressentit tout d’abord, comme une humidification de son milieu. Le sable était plus gras, plus suintant, en bouche, il rendait plus de jus, ça remontait, évidemment, par capillarité, du fond du monde. Il arriva même qu’une flaque saumâtre se formât au fond du lit, disparaissant deux ou trois fois par jour au début, puis stagnant en permanence ensuite, puis s’étalant, enfin.Cette eau qu’il avait imaginée des années durant, dont il s’était inventé le goût, la densité, la fluidité, voilà qu’elle prenait corps à ses pieds, tranquille, fraîche, mousseuse sur les bords, frissonnante, quand il la caressait et surtout, lui présentait, à certaine heure où la lune jouait les réverbères, un reflet de visage humain qu’il n’avait jamais vu.
Tout d’abord, il crut voir dans ce regard celui d’un ancien, noyé par une nuit de tempête ; ensuite, il se dit que ça devait être le visage même de la terre, ou de la mer, ou d’un qui se cacherait en toute chose, omniprésent ; il discourut à perdre haleine avec l’un puis l’autre puis finit par se rendre compte que le visage parlait en même temps que lui, respectait les mêmes silences. Il chercha à surprendre son antagoniste, n’y parvint pas. Alors, il sut que le visage était son visage, le trouva sans attrait, vulgaire, normal et cela le rassura : il n’était pas monstrueux. Le jeu du miroir perdit alors son intérêt et c’était tant mieux car il pouvait maintenant piétiner la boue de son trou sans craindre de marcher sur la face de quiconque.

Par habitude, il s’enfonçait encore dans les tripes sableuses, y recherchant son odeur de chair au repos, ces effluves subtiles de suavités de cimetière, ces transpirations de cierges mourants, y happait machinalement quelques bouchées d’une boue graisseuse où grouillaient enfin de la bestiole, minuscule, pattue, vibrillonnante, vivante. Il n’y avait jamais rencontré jusque-là que quelques spécimens de vers de terre qui s’étaient aventuré là par une sorte d’erreur de navigation aveugle ou d’autodétermination à la fonction d’aliment pour carnivores. Il en avait mangé, malencontreusement, au cours de ses festins de sable et ça l’avait plutôt écœuré, comme une matière étrangère à l’appréhension humaine, comme si ces êtres étaient porteurs de valeurs malsaines.

L’arrivée de petits êtres nouveaux dans sa flaque et dans l’épaisseur même de sa pataugeoire révolutionna sa vision du monde. Il était impressionné par le nombre de bestiaux différents par la forme, par la couleur, par la diversité des mouvements, des conformations physiques : des bêtes à pattes, des sans pattes, des avec pinces, ou sans, antennes ou non, des qui nageaient, des qui creusaient, des qui avançaient, des qui reculaient, des qui ci, des qui ça… Il y en avait de toutes sortes, ça enrichissait drôlement son encyclopédie imaginaire, mais il était par-dessus tout subjugué par la petit taille des êtres vivants. Lui qui, dans ses rêves et élucubrations, s’était confronté à des monstres gigantesques, des hordes de géants, il crut comprendre que la vie n’était qu’un grouillement d’êtres minuscules, hormis les poules de la basse-cour, relativement imposantes, et les humains, ceux de sa peuplade, en tout cas, qui dominaient tout ça, incontestablement, sans doute, vraisemblablement parce que d’essence différente.
Comme un demi-dieu qu’il était de toute évidence au sein de cette grouillitude, les délires le reprirent de vouloir gouverner les choses, de les soumettre à ses volontés, de leur donner un sens, de leur définir un destin. N’était-il pas, puisque enfin la réalité de la vie se montrait à lui, peut-être même à lui seul, comme le maître désigné d’un monde, du monde ?
Ce furent, adressés à ces inconscients organismes, des discours enflammés, des appels vibrants, des harangues mobilisatrices, des entreprises de séduction de masse, puis, devant leur impassibilité, leur évident mépris pour ses géniales organisations du monde, des mises en demeure, des sommations, des ultimatums terrifiants et, enfin, des répressions farouches, des exterminations massives, la ratatination de tout ce qui vivait dans son bouillon de culture.
Fatigué, écœuré par l’inanité de ce menu fretin, il se résolut au mépris, à l’ignorance pour cette sous vie.
Le niveau de l’eau montait toujours dans son trou, il passa désormais son temps, comme il l’avait fait pour le sable, à en apprécier la consistance, les caractéristiques physiques. Il apprit à y évoluer, tournant autour de son pieu, à y refaire surface, à s’y abandonner. Il en aimait la fraîcheur non râpeuse, la presque transparence, les courants d’eau qui s’y créaient mystérieusement.
Son corps s’y nettoyait, se débarrassait de ses croûtes de sable, y ressentait, pour la première fois, une légèreté insoupçonnée, y devinait, y recherchait des capacités nouvelles de déploiement de ses envergures. Il ne cherchait plus à pénétrer la chair meuble du sol. Si, de temps en temps, ses pieds s’y enfonçaient encore, c’était du domaine de l’inconscient, comme si c’était le sable qui faisait l’effort de l’attirer, qui l’aurait enlacé de tentacules hypnotiques.
Si ce n’était la corde et le pieu, dont il commençait, à mesurer l’omniprésente emprise, il aurait bien reconnu à ce nouveau monde une dimension de liberté. D’autant plus que sa peuplade semblait l’avoir oublié et qu’il n’avait plus à subir les gesticulations et les borborygmes de ces êtres frustres dont il sentait bien qu’ils étaient à mille lieues de partager et de comprendre son univers. Seule, la vieille folle lui jetait de temps à autre des galets en lui souhaitant « bon appétit » et en riant hystériquement de sa bouche édentée.




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chapître 2 Ventres




Photo D.M.


Le niveau de l’eau, dans son trou, venait d’atteindre le raz bord. Toute la surface de la plage suintait une légère peau d’humidité. Le soleil rayonnait de mille feux sur ces milliards de flaques frémissantes. Et ce fut soudain, sans sommation, comme si un monde en eut remplacé un autre par magie.

Une vague colossale, issue du fond des temps, submergea tout, arracha tout, rasa tout.La grande marée, le tsunami des mille mondes, la transbordation universelle, la liquéfaction dynamique, l’exploshydrification de toutes chose, tout devint fétu de rien au maelström et lui, atome innocent gorgé de silice et de plancton, maître absolu d’un peuple d’invertébrés minusculaires et de rampants décérébrés, lui qui tourniquait depuis le temps des mondes autour d’un bout de bois par un lien de chanvre, lui qui s’était taillé un empire d’un bac à sable, ne l’ayant jamais voulu échangé contre un cheval ni même un hippocampe, lui, lui s’en alla valser aux crêtes de la vague et au fond des abysses l’aventure de la vie. Puisque ça s’appelle comme ça.
Dans un remuement incessant, déboussolant, harassant, c’est une continuelle lutte de ventres. L’autre, les autres, tout n’est que mâchoires, estomacs, sphincters. Tout est prédateur, tout est proie. C’est le monde de l’arrache, du pillage, de la fringale, du désossement, de l’étripation, de la mastication, de la digéritude, de l’éventrement, de la hachisation, de la moulinettisation, du regard affamé, de l’éradication de l’autre, de la cramisation du vulgus, de la digestation de ses propres enfants ; petits, moyens, grands, tout le monde bouffe tout le monde, des hordes se forment, additionnant les forces isolées pour en faire des machines de guerre, des machines à détruire, à broyer ; la danse des corps, envoûtante au cœur de la vague noire est une invitation au massacre et aux égorgements, les chants les plus mélodieux appellent à mots masqués à des saint Barthélemy et des crimes sans nom ; il n’est pas un regard qui ne vous dépouille et se fasse à l’avance un festin de vous, toutes les innocences sont dévoyées à des appétits écœurants ; des milliards d’animalcules, frayant au cœur des flots, synthétisent à la louche des poisons foudroyants dont ils inondent à l’envi des bancs entiers d’alevins, un peu pour s’en gaver, beaucoup pour la beauté du geste et la hargne du monde.Dans le déferlement de la vague gigantesque, le petit homme arraché à son pieu et délivré de sa corde se voit jeté en pâture aux appétits du monde.






Photo D.M.



Lui qui s’imaginait orchestrer les créations et abrutissait de discours moralistes les crevettes de la flaque, se débat aux remous des irrésistibles courants, essaie en vain d’échapper aux morsures accablantes, aux harcèlements des protecteurs à gages. Il n’a d’emprise sur rien, en fuite perpétuelle. Il comprend bien que la sauvegarde, la survie, dépendent des appétences, des rages à bouffer les autres, prédatoriser tout et même ce qui se voudrait donner, mais ses dents se sont trop usées à mâcher du sable, il a trop tourné en rond dans sa petite flaque, il n’a pas l’habitude des raids au long cours, il n’est musclé ni de corps ni d’esprit, il s’est tellement peu nourri de sang que le goût du sang ne lui vient pas, ce goût du sang qui vous pose un peu là son « Roi de la Création », qui vous désigne comme l’objet de toutes les terreurs et de toutes les vénérations. Neptune a toutes ses dents, qu’il lime chaque jour aux os de dauphins blancs.
Il assiste, notre homme, impuissant au déroulement de la grande spirale. Homme de mots, de phrases, de discours, il ouvre la bouche pour dire, hurler, appeler, l’eau le pénètre, grouillante de choses sordides qui lui mordent la langue. Il aperçoit bien dans le trouble des luttes pour la survie d’autres soi qui gigotent, il essaie bien de former avec certains d’entre eux, au hasard des catas, des bancs hétéroclites de défense commune, mais le grand appétit déploie là aussi son influence universelle et le frère mange le frère, et le sang rougit jusqu’au sein des amours. La « dévore-attitude » est à ce point ancrée dans le sens de chaque vie qu’après avoir déchiré à pleine gueule toute flore et toute faune, on s’attaque rageusement à sa propre chair, torturé par la faim qui fait tourner le monde, on s’arrache soi-même par lambeaux, on se désaltère à son propre sang.. On voit des êtres, ivres de douleur, attirés par des vertiges macabres, s’empaler passionnément et sachant y pouvoir crever, aux dards empoisonnés des « Chevaliers de la mort ».
Comme il faut bien renouveler en permanence la matière à nourrir ces ingestions de puits sans fond, on se féconde à pleines tripes, conjuguant l’ardeur des pénétrations à celles des égorgements. Tout le monde y va de son coït furtif, zyeutant du fond de son trou, l’ombre de sa prochaine proie. Déjà on se refait les dents en mordant au sang celui ou celle qui s’est donné à vous. Des poissons pirates attendent que les mères partent en chasse en abandonnant leur nid pour y faire des razzias d’œufs et de larves. Il faut sans fin renouveler le cheptel, on crée de la vie à tour de bras pour que la mort s’empiffre.
Notre petit homme, brassé au tourbillon de la vague, n’en croit pas ses yeux. Il est lâche, indubitablement lâche. Il a peur, il crève de trouille au milieu du champ de bataille. Il est lâche, se terre dans des trous obscurs, ne participe pas aux égorgements, se met à l’abris des morsures et des arrachements. Il reste insensible aux rythmes saccadés des appels de la vie, il ne sait pas se déguiser en ogre, il ne sait pas arracher sa pitance à même le corps de la bête, il ne sait pas attacher des enfants à des buissons épineux et empoisonnés, ça ne lui viendrait même pas à l’idée. Il n’a absolument pas la carrure ni l’âme des grands prédateurs, il est un étranger au monde de la vague, il traîne derrière lui le poids de sa lâcheté, on se détourne de lui comme d’une espèce de bête puante, c’est le putois des mers, la fadeur de son être le tient à l’écart des convoitises et des élans reproductifs. Quelle femelle aurait l’idée de se faire féconder par un être raplapla pareil ? Qu’est-ce que ça donnerait, des enfants de ça, au cœur des tourmentes sanglantes, des chevauchées conquérantes ? Y aurait-il un sens de faire des enfants avec quelqu’un qui ne rêve pas de bouffer le monde ? Qui ne prend même pas la peine de se déguiser en guerrier, en Attila de pacotille ?La vague grouillante n’avait pas besoin de s’encombrer d’un organisme encore moins vindicatif qu’un mollusque. C’était même dangereux pour la dynamique propre qui la projetait aux confins des univers. Ne pouvant le digérer, par une espèce de répugnance pour son abjecte lâcheté, n’ayant pu le convertir même à de saintes croisades, elle résolut de s’en débarrasser et le cracha, au loin, s’en ressentit allégée, apurée, vivifiée.




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chapître 3 Semailles





Photo D.M.


Il existe, aux creux des gouffres cosmiques, des résidus de mondes oubliés, de vieux bouts de planètes décrépites, où les courants mystérieux du vide déposent en strates arides les déjections de la grande vague.

L’homme, rejeté avec tant de dégoûtation, se réveilla par la douleur d’une brûlure qui lui rongeait la moitié du corps, allongé sur le sol d’une énorme croûtasse de roche déchirante et de chaux aveuglante. La chair à vif, il dut se relever, fouiller l’horizon à la recherche de quelque surface moins agressive pour sa peau. Mais, aussi loin qu’il pouvait voir, rien que la fournaise blanche hérissée par endroits de lames de pierres. Alors, par instinct, parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire, il se mit à marcher. Cela dura des jours, des mois, des années. Son épiderme, soumis en permanence à l’agression du sol, s’épaissit et se densifia en une sorte d’arrangement d’écailles. Comme aux temps lointains de sa flaque de sable, son corps s’enfonçait naturellement dans la profondeur de la couche acide. Celle-ci, d’ailleurs, complètement sèche et d’un grain infiniment plus fin, opposait moins de résistance à ses mouvements. Il devait lutter en permanence pour garder la tête hors du sol et respirer, dans de grandes souffrances, un air desséché qui lui carbonisait les bronches et les poumons.

Il étirait ainsi son sillon désespérant depuis des temps et des temps lorsqu’il aperçut un îlot au loin, bruissant et verdoyant. Des idées lui revinrent du fond de la mémoire, de fraîcheur, d’humidité, de grouillement de vie. Il hâta sa progression, s’arrachant plus que avançant dans la gangue brûlante. Il finit par poser ses mains calleuses, puis le corps entier, sur le sable tendre et frais de l’îlot. Enfin, cette tendresse et cette fraîcheur, les devinait-il plus qu’il ne les ressentait, sa peau croûteuse et des-innervée opposant un obstacle de mort entre son corps assoiffé et la tiédeur des choses.Au sommet de l’îlot se dressait le cercle d’une dizaine de dattiers au pied desquels surgissait, glougloutant, un filet d’eau fraîche. Quelques buissons s’entrelaçaient tout au long du ru qui s’enfonçait, à quelques pas de là, dans l’enfer de la mer de chaux. A ce point de contact, un bouillonnement d’effluves âcres dévoilait bien la violence des farouches retrouvailles entre deux éléments frustrés depuis trop longtemps de la présence de l’autre.






Photo D.M.



L’homme, après avoir arpenté en tous sens cette émergence vivante, comprit à certaines traces, qu’en des temps oubliés, s’était édifiée là de la construction humaine, qu’on avait su tirer de ce sol abandonné de quoi nourrir un peuple, qu’on avait abreuvé de cette eau, aujourd’hui dérivant sans but entre les ronces, des troupeaux solides et gras. Comme il savait au fond de lui que l’homme n’est pas fait pour se nourrir de ronces et d’écorces d’arbres, comme il savait qu’au creux de la roche le germe de vie peut attendre des siècles durant la goutte de pluie de toute féconditude, il se mit, de ses mains cornées, à remuer le sol de l’îlot perdu. La terre s’ouvrait d’ailleurs de bonne grâce, depuis si longtemps reposée et prête à l’œuvre de vivification. Il fit remonter ainsi des graines endormies de mille espèces de choses, il détourna le fil de l’eau aux sillons impatients et grouillants de promesses de récoltes. Des têtes d’épingle vert tendre surgirent peu à peu du sol, s’étirèrent au soleil, se gorgèrent d’eau et de terre grasse. Des arbres aussi se mirent à grimper à l’assaut des étoiles, balançant au gré du vent leurs fruits jaunes et rouges à la face du monde.
Surgis d’on ne sait quels recoins de l’univers, des insectes, des oiseaux, des bestiaux à pattes et sans pattes partagèrent avec l’homme, en toute camaraderie, oeuvrant chacun à sa façon à la propagation et l’extension du miracle de cette vie, les richesses généreuses de ce bout de monde qu’il avait su féconder.
Cela dura ce que cela devait durer.Il ne fallut qu’une heure de temps pour qu’il ne restât de l'îlot qu’un tas de copeaux. Le nuage de sauterelles n’avait fait que frôler le caillou vivifié. Mais ça avait suffi. Le sable de chaux vive déposé par le vent paracheva l’œuvre d’annihilation.
L’homme reprit dans la poudre brûlante son hallucinante reptation.
Des oasis, il en rencontra d’autres, éparpillées sans liens entre elles que des déambulations d’êtres égarés. Il ensemença encore, sur l’une puis sur l’autre. Quelques arbres se hissèrent encore, hypnotisés par quelque musique solaire, mais ce n’était toujours que d’éphémères éclosions, des illusions d’espoir, des hoquets de corps moribonds. Le sel du sable finissait par ronger les racines des végétaux, le fouet du vent desséché par briser les tiges et les troncs, la poudre brûlante du désert par étouffer la respiration des êtres. Et il repartait, ailleurs, ailleurs toujours.




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chapître 4 Effacer tout





Illustration D.M.


 

La notion du temps n’avait plus de sens ici, dans le chaudron. C’était une cuisson du corps et de l’esprit, sans fin, un long étirement d’une malédiction dont il ne savait la cause. Cela devait durer toujours jusqu’à ce que cela s’arrêtât. Notion idiote et pourtant il en ressentait à chaque instant la réalité.

Dans ce désert qui n’en finissait pas de repousser pour lui l’instant ultime sans pourtant lui faire grâce d’une seule brûlure, d’une seule blessure, il avait croisé souvent des traces assurément humaines, mais jusqu’au dernier jour, il ne rencontra que deux fois un groupe de sa race.La première fois, cela se joua entre un homme d’âge mûr et un enfant.L’homme, sous le soleil, s’affairait à redonner vie au cœur d’un grand oiseau de bois et de toile qui s’était posé, toussotant, sur le dos du désert et dont il était sorti. Enfoui dans le sable brûlant, notre homme vit un bambin aux boucles blondes s’approcher de l’homme à l’oiseau, le tirer par la manche, lui demander de sa petite voix d’angelot :

-« Dessine-moi un mouton »

Et l’homme à l’oiseau, un peu surpris mais bonhomme, avait tiré un carnet et un crayon de sa poche, dessiné une boite sur une page blanche et recommandé à l’enfant de faire bien attention que le mouton ne s’enfuie pas de la boite. L’enfant saisit le bout de papier, ouvrit, bien sûr, la boite dessinée, le mouton en sortit et les deux jeunes êtres se mirent à sautiller gaiement, soulevant des cotonnades de poudre blanche, se dirigeant vers un palmier qui séchait par là-bas.


L’homme des sables rampa, par curiosité et par une espèce d’intuition, à la suite de l’enfant et de la bête.
Arrivé au pied de l’arbre mort, tout en riant de son rire cristallin, le petit garçon attira le mouton d’un clin d’œil joueur, le caressa, le saisit à bras le corps et l’attacha de quelques tours de lacet au tronc du palmier. La petite bête se débattit mollement tout d’abord, croyant à un jeu, puis se mit à bêler de terreur quand l’enfant, cueillant des pierres noires et tranchantes au sol du désert, se mit à l’en bombarder violemment. Quel jeu amusant et comme il criait de bonheur, le petit, quand la pointe acérée d’un caillou tranchant mordait au sang l’agneau martyrisé.
Troublé dans son travail, l’homme de l’oiseau s’essuya les mains à un chiffon, s’approcha, intrigué, de la source des rires et des braillements.Trop tard. Il arriva trop tard pour arrêter le geste de l’enfant qui venait, tenant une lourde pierre plate à bout de bras, d’écraser la tête de l’animal sur le tronc de l’arbre.L’enfant jeta la pierre au sol, tira l’oreille sanglante du mouton en criant :
-« Hé ! Joue encore avec moi, joue encore avec moi ! »






Illustration D.M.



Il sentit alors la présence de l’aviateur, l’apostropha :

-« Dis, il est tout cassé, ton mouton, y veut plus marcher ! Donne-m’en un autre ! »

Le pilote s’agenouilla près du bambin, lui prit la main.
-« Si tu veux, je t’en ferai un autre, mais d’abord il faut enterrer celui-ci, sinon, le deuxième verra ce qui est arrivé au premier, il prendra peur et ne voudra pas jouer avec toi. Tu comprends ? Viens, allons chercher une pelle pour creuser un trou où nous l’enfouirons. »

Ils partirent tous deux à l’oiseau de bois, en revinrent bons amis, devisant, le petit sautillant et riant. De retour au pied du palmier, l’adulte tendit la pelle au gamin.
-« Tiens, petit, c’est toi qui l’as cassé, c’est à toi de faire le trou, d’accord ? »

L’enfant trouva normal de creuser. Il fit ça gravement, en chantant :
« L’est tout cassé
Le tit moton
D’la barbichette
Jusqu’aux roustons
Tonton tontaine… »

Quand il vit que l’excavation pouvait contenir la bête morte, l’enfant s’arrêta et dit :
-« Il est assez grand le trou, non ? »
-« Ben, si tu veux qu’il puisse se dégourdir un peu les pattes pendant son long voyage… »
-« Je creuse encore un peu ? »
-« Encore un peu, oui. »

Et l’enfant creusa encore, doubla le volume du trou. Le pilote l’aida à remonter, détacha le mouton du tronc de l’arbre, le posa au bord du vide.
-« Allez, petit, pousse- le au fond. »
 
Le petit d’homme s’agenouilla auprès du cadavre, le poussa du plus fort qu’il put dans le trou. Le mouton tomba au fond de la fosse. Alors, l’homme-oiseau leva la pelle au-dessus de sa tête et de toute sa rage d’oiseau-homme, l’abattit sur le crane blond. Ca craqua. La pelle fut relevée et s’abattit encore et encore. Le corps du gamin glissa sans bruit sur celui de la bête, les deux cervelles explosées mêlant au fond de sable leurs atomes écrabouillés. Le pilote, calmement, combla le trou de sable, aplatit le talus du dos de la pelle, reprit le chemin de sa mécanique volante. Il déposa la pelle dans la cabine, ramassa ses outils, les rangea minutieusement dans leur boite en bois, installa celle-ci à sa place, derrière le siège du pilote. Il referma le cockpit, caressa le flanc de l’oiseau immobilisé et se dirigea, lentement, les épaules lourdes, vers le soleil couchant. Peu à peu, son corps s’enfonçait dans la chaux vive du désert, jusqu’à disparaître entièrement. Personne ne saurait jamais ce qu’il était devenu.
 
Des comme eux, rampant ou immobilisés à tout jamais, engloutis, abandonnés à la fournaise de la chaux, il en est des troupeaux. Entre eux, rien. Si l’on se croise, on ne se voit pas, on ne se sait pas. Dans le monde des strates sableuses, seul le sable est constitué. Le reste, c’est de l’oubli d’homme, de l’errance de misère où des cicatrices ouvertes se traînent jusqu’à sublimation complète.




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chapître 5 Seigneur et Maître



Illustration D.M.


A
u feu des poudrifications, le corps de l’homme de sable se pétrifie jusqu’au cœur des cellules. Son sang lui-même s’est durci en marbrures crissantes. Ses yeux ne jettent plus que des reflets de deux billes d’agate rayées, dépolies. Il ne voit plus, il ne peut plus voir de ces nodules-là, mais les choses sont pour lui si évidentes, il y a tant usé son corps, qu’il sait le monde du simple fait qu’elles sont. Et qu’il ne saurait les sentir autrement que dans leur vérité. Les apparences pourraient être de granit et d’acier trempé, s’établir en montagnes gigantesques et infranchissables qu’il saurait les dissoudre de son regard instinctif et deviner au cœur de la pierre la pourriture de la chair viciée. Il ne voit pas le monde comme il se montre mais le sent tel qu’il est.

Et voici ce qu’il sentit qu’il se passait, bien après le drame du mouton, au point le plus aride du croûton désertique.
 
Une file nerveuse s’étire sur toute la longueur de la rocaille brûlante. A la tête de la colonne, un cavalier. Colossal, de noir vêtu. Tatoué de la tête aux pieds de signes de mort. Sa monture, bavante, ne peut tenir le pas. Ce sont des rebuffades continuelles, des piétinements, des cavalcades incontrôlées, des hennissements douloureux. Le colosse, sur la selle, le serre au plus près de l’étau puissant de ses cuisses et d’une poigne rageuse.
  
Des grappes de femmes hurlantes raient le sable recuit de leur corps osseux, accrochées des dents, des mains, de leurs bras enlacés aux pattes de la bête. Certaines, blessées, lâchent prise, aussitôt remplacées par dix autres. Car le troupeau de ces femmes semble infini qui trace son sillon derrière le guerrier.
A la suite des femmes, braillant, chuintant, le corps brûlé de sel et de soleil, la bouche écumante de mâcher déjà la chaux vive du monde, une nuée d’enfants aux yeux caves maculele désert de diarrhées fumantes.
 
Descendant, remontant dans un va et vient incessant la colonne, une meute d’hybrides, tête de chien/corps d’homme, mord dans le vif tout ce qui s’attarde, s’immobilise. Pourquoi, pourquoi ce peuple décharné suit-il, ainsi que les rats le cheminement de l’humanité depuis la nuit des temps, le colosse peinturluré sur sa bête farouche ?
  
C’est qu’il est le pourvoyeur, le distillateur du rêve. Ce pouvoir de faire apparaître des mondes de lumière, de faire surgir des fontaines d’eau vivante, de faire vibrer des notes de métal inconnu, de faire planer dans des espaces à mille dimensions, ce pouvoir, il l’a domestiqué, il le détient cristallisé dans une poudre d’argent vif qu’il cède par pincées. Tout ce que ce pauvre troupeau possède de nourriture, d’or, de moellosité, tout se donne au colosse pour trois poussières de rêve.
 
Il ne se passe pas de minute sans qu’une femme hagarde ne se hisse s’accoler au corps de l’homme, ne lui caresse, gémissante, son torse musculeux, n’ouvre ses jambes et s’empale sur son vit nerveux. Lui, le Maître, accepte ou refuse l’offrande, prend son plaisir ou rejette la femelle aux sabots de la bête, et, si la chose lui a plu, trempe un doigt dans une bourse à secret et donne à sucer à l’élue de l’instant une saupoudration de la divine chimie. Alors, c’est un chœur de hurlements, ceux, coléreux, frustrés, implorants des femmes rampantes et qui essaient de se redresser pour arracher leur part et les cris d’extase et d’éphémère contentement de la bienheureuse qui s’accroche à l’homme, refusant de lui lâcher le doigt, le suçant jusqu’à la crasse de l’ongle, à la recherche d’un dernier atome de sensation d’ailleurs.
Fatigué de cette effervescence, le colosse brasse l’air de sa badine à clous et les chairs meurtries s’affalent, effarouchées, aux jarrets du cheval et poursuivent, après l’homme, leur misérable errance.
 
Par moments, comme s’il était passé sous un rayon solaire plus brûlant que les autres ou avait joui d’un orgasme plus violent, le colosse se dresse brusquement sur ses étriers d’or, remplit son buste noueux d’un air enflammé de soufflet de forge et lâche aux horizons terrorisés un rugissement de fauve.
Le colosse a faim. Rameutés des mille points cardinaux, ayant dévasté les oasis à cent lieues à la ronde, les hybrides homme/chien ramènent au Maître, égorgées, frémissantes encore d’horreur et de leur course à se sauver, dégouttantes d’un sang qui ne demandait qu’à vivre, cent proies de chair vive pour lui faire un festin.
 
L’heure est sacrée. Tout se fige. Ayant entassé en tas leurs prises dégoulinantes, les hommes/chiens se reculent en courbant l’échine. Aux sabots du cheval, le troupeau des femmes s’enfouit le visage sous le sable, osant à peine respirer, les enfants eux-mêmes ont compris qu’ils doivent se taire et rongent en silence de vieux os.
 
L’homme, alors, de son glaive, embroche au hasard dans le tas charnu et porte à sa bouche la chair palpitante encore. Ce sont des craquements sinistres, des mastications goulues, des mâchonnements graisseux de tripes, des éjections rageuses de morceaux d’os, de plumes trop raides ou de bouffées poilues, des éructations fielleuses et gargantuesques. Le ventre plein, enfin, repus, gavé de choses vivantes, le titan tatoué, d’un geste, abandonne les reliefs à la meute. Les hommes/chiens, d’abord, se disputent le tas de restes. Jusqu’à plus faim. Si à ces appétits rassasiés ont échappé des parcelles, des bouts, des bribes d’outre- vie, les femmes enragées se les arrachent et celles qui n’ont rien mordent au corps vif des autres.
 
Quelques-unes, contentes enfin, libérées de leurs désirs oppressants, de leurs tensions, tendent naturellement leurs seins maigres aux enfants qui s’y agrippent de leurs petites dents sèches. Le Maître donne soudain, d’un claquement de fouet, l’ordre de reprendre la déambulation, saupoudre d’entre le pouce et l’index une fine traînée de poudre miraculeuse et le sillon humain se creuse sans fin à la chaux du désert.
 
La nature piétinée, molestée, violentée, n’a pas à se faire généreuse. La basse-cour étripée, ravagée, rechigne aux abondances. Il arrive à la meute enragée de ne trouver au nid que vieilles carnes oubliées du monde. Le Maître sent bien alors, à la timidité du retour de ses chasseurs, à leurs regards fuyants, à l’odeur creuse des rares proies aux viscères exsangues, que la chasse a foiré et qu’il devra jeûner. Alors, mû par le ressort du devoir de sauvegarder l’ordre divin des choses, il parcourt au galop, impitoyable, insensible, inébranlable, la file de son peuple, hache au hasard de ses coups de glaive des hommes/chiens, des femmes et des enfants, s’immobilise enfin, gigantesque au milieu du désert, déclame, emphatique et grandiose :
-« Ceci est mon corps, ceci est mon sang ! »
Et tout ce qui vit se repaît de tout ce qui est mort.
Sauf le Maître qui, saintement, jeûne enfin, se nourrissant du bonheur d’être l’âme de ce monde- là.









 

Illustration D.M.




Alors que la ligne des fantômes squelettiques s’ébranle une nouvelle fois derrière son maître, l’homme de sable perçoit, à l’arrière du troupeau, parmi les enfants rampants, hagards, un soupçon de râle qui s’éteint. Son presque silence macabre couvre, pour l’intuition alarmée de l’homme, tous les braillements de faim et de colère.
 
S’approchant en glissant sous le sol du groupe de petits martyrs, l’homme découvre, s’abandonnant à l’aspiration du sable, vidé de toute force, épuisé de fièvre et de fatigue, agonisant, le regard vacillant comme la flamme d’une chandelle qui s’éteint, le plus petit, le plus fragile sans doute de ces gamins perdus.
 
Il lui serait facile de mettre fin au martyr de l’être, d’éclater silencieusement la bulle, de recouvrir d’un linceul de paix ce corps torturé.
Ne serait-ce pas le plus beau des cadeaux, le plus bel acte d’amour que d’endormir l’enfant d’un long sommeil de silice ? Il ne faudrait pas grand chose, une poignée de chaux déversée dans la gorge ouverte, une main ferme soudant les fines lèvres, les narines à peine frémissantes pincées entre deux doigts calleux, et ce serait un petit frémissement d’âme et la paix, la paix enfin.
Mais, peut-être est-il là-haut, en surface, une mère, enchaînée au filet d’argent, certes, mais mère quand-même, mère surtout qui, aux minutes reposantes de sérénité et d’endormissement de ses feux intérieurs, donne tendrement le sein aux enfants du troupeau et cherche à l’heure qu’il est son petit don de vie en hurlant de la détresse de l’avoir perdu ?
 
Alors, l’homme du sable émerge du sol brûlant, tendant au bout de ses bras de rude écaille le petit tas de vie qui a failli passer.
A peine a t-il surgi de la tombe poudreuse, le bout de chair palpitant à nouveau au creux de la main, qu’une femme, maigre et griffue comme une ronce, les yeux roulants et brûlants d’angoisse et de colère, les dents affûtées d’avoir trop sucé les cailloux tranchants du désert, lui arrache l’enfant et le colle à son sein, griffé, meurtri, mais tendre encore.

-« Rends-moi ça, de quel droit l’as-tu touché ? »

-«Il coulait »

-« C’est les enfants du Maître, y’a que le Maître qui a droit, t’as compris ? fous le camp, fous le camp ! »

-« Tu ne serais pas mieux, avec ton petit, à boire l’eau fraîche d’une source à l’ombre vivifiante d’une palmeraie ? »
 
-« Maître, Maître, y’en a un qui veut te prendre tes enfants ! Maître, Maître ! »
 
Alors, comme alourdi, comme écrasé de tout le poids du monde, l’homme d’écailles, l’homme de blessures, l’homme de gerçures, l’homme au sang de gravier, l’homme aux yeux d’agate recuite, l’homme au cœur de ronce des sables se coule dans l’épiderme râpeux de ce monde sec et reprend sa reptation. Longtemps, longtemps, poursuivi d’images infernales.




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chapître 6 Elle





Illustration D.M.



C’est fini. Ne plus voir, ne plus savoir. Son parcours, désormais, n’est plus qu’une fuite. Toute espèce de palpitation, de remuement, de frisson le fait déguerpir. Il ne se sent jamais assez éloigné, assez à l’abris, de ces escarbilles mordeuses qui trimballent, vrillés au corps, depuis leur pré-vie dans la vague, ces instincts mortifères de prédation, d’asservissement, d’écrabouillation. Il ne sera plus jamais le témoin de ça. Puisqu’on lui refuse même le droit de vouloir sauver un enfant. Et que les ventres du monde ne s’ouvrent qu’à la semence de la violence et du crime…
Son errance d’ermite sub-siliceux rythmée de recroquevillements de profonde détresse n’aurait dû s’assoupir un jour définitivement que d’une ultime dessiccation d’âme, sous l’effet, depuis si longtemps destructeur, des morsures de la chaux vive du désert.
Les choses se firent un peu ainsi, mais de manière moins naturelle, plus abruptement, sous le coup d’une dernière vrillure du destin qui n’était peut-être pas voulue, en tout cas pas fatale, et qui, pourtant…

Au cours de ses fuites, de ses terreurs, de ses douleurs, de ses abandons, l’homme de sable zigzaguait un sillon tordu, haché, à la face des mondes. De sa déambulation se dessinaient des signes dans la chair du sable, comme des mots de détresse, des signaux d’agonie. Savait-il le sens des traces qu’il creusait ainsi, à ramper de recul en recul ? Il sentait en tout cas que ces parcours codifiés produisaient autre chose que de l’échappatoire et qu’ils mettaient sa souffrance à portée du «su » universel.
Ce qu’il comprit aussi, suivant cette clairvoyance qui s’était affinée de la pétrification de ses yeux à la brûlance du sable, c’est qu’un écho lui revenait, estompé, fragile, agrémenté, enrichi, des traces qu’il creusait. Ca venait des confins de là-bas, du côté où se levait le soleil où il n’était jamais allé, ou alors il y avait si longtemps. Comme un bourdonnement de ses cellules calcifiées, des démangeaisons cicatricielles, des fluorescences dans ses yeux de cristal mort. Pouvait-il se tromper ? Il sentait, lancé de loin, l’appel fraternel, l’appel complice, l’appel prometteur d’une oasis.
Combien en avait-il connues, de ces aires de fraîcheur sous les feux du soleil ? Combien avait-il goûté de ces siestes voluptueuses au souffle frais des palmeraies, au début de son errance ?
Bien sûr, la rugosité du monde finissait toujours par aridifier les tendres moellosités, mais les cycles, bien que trop longs parfois, faisaient place aux cycles et certain matin, sans qu’on sût d’où ça venait, quelque perle de rosée sourdait, souriante et vindicative, à la lave sableuse, un instant bon enfant. Ca pouvait partir de là. Une petite chose verte montrait le bout de son nez et, profitant de chaque seconde de tranquillité et d’endormissement des forces, ça se junglifiait, serré, à l’étroit, certes, mais dru autour d’un fil d’eau.
Il sentit, au creuset de ses intuitions, que s’écrivait ainsi l’histoire de cette ombraie lointaine qui lui faisait du pied.
Ce qu’il percevait, dans cette espèce de correspondance par delà les dunes et les déserts empierrés, c’était des envies de dire, des envies de récits, des partages de blessures et de cicatrisations. Il sentait que là-bas, dans son recoin, cette oasis produisait de la parole d’émotion comme d’autres des grappes de dattes sucrées.
Lui-même, désormais, donnait à ses déplacements des voluptuosités inusitées dans ces contrées ravagées de soleil et de barbarie. Le sillon qu’il traçait n’échappait plus à un besoin inconscient de témoigner ou de hurler mais il le sculptait signe à signe, pesant chacun de ses stigmates pour en extraire et exprimer la douleur exacte. Il n’abandonnait plus ces messages au hasard des regards perdus aux coins des mondes mais les dirigeait vers ce là-bas, à l’aplomb du soleil levant, vers ce cœur palpitant de l’univers ressuscité.
Chaque aube naissante devint pour lui un temps de sérénité, d’admiration béate, de contemplation, de dévotion presque. Il sentait, du fond de son corps croutifié, la lumière encore tendre, balbutiante, de l’astre solaire, s’humidifier les rayons à la rosée fraîche de l’oasis avant que d’entamer sa ravageuse course diurne. Certes, le fleuve incandescent inonderait sans retenue les espaces recuits et agonisant mais lui, lui, savait, croyait savoir, que de là-bas, des nuées finiraient par se lever, par vagues d’émotions généreuses, et viendraient brumiser les plaies vives des choses.

Etait-ce lui qui dirigeait peu à peu ses reptations aux abords de l’oasis, était-ce l’oasis qui allongeait chaque jour un peu plus la portée de sa fraîche respiration jusqu’au lit de l’homme de sable ou était-ce un effet du co-maillage naissant de leurs langages apprivoisés, toujours est-il que l’homme et l’oasis ne se cherchaient plus, qu’ils s’étaient trouvés et que chacun découvrait dans les mots de l’autre des résonances harmoniques à ses propres envies de dire.

Du moins, c’est ce que lui ressentit, c’est ce qu’il crut comprendre, c’est ce qu’il crut tout court.







Illustration D.M.



On ne dessèche pas impunément mille ans ou mille siècles au courant de la chaux vive. Certes, le corps s’est adapté, se compte en grains de pierre et non plus en cellules de chair, s’amalgame en veines cristallines, en superposition de couches fossilisées. Mais là-dedans, éveillée par la révélation de la source vitale, quelque chose maintenant rallume un instinct hydrotropique, des glandes pétrifiées en boules de silex se mettent à hurler à la soif, la douleur intenable de l’envie de boire emplit ce corps de caillou martyrisé. Les signes qu’il fait, les messages qu’il envoie sont autant d’appels à peine voilés à des ondées nocturnes, à des pataugeades réconfortantes, à de délicieuses sudations miraculeuses.

L’oasis se contente, mais n’est-ce pas déjà inespéré dans ce monde de feu, d’habiller son envergure d’un voile de brise tiède. Accueillant, fraternel.

C’est qu’il lui en a fallu du courage, de la force, de la rage, à ce petit coin d’humus perdu dans la mer de sable pour renaître de ses cendres. Petit à petit, confidence après confidence, l’homme lyophilisé, se détendant enfin, oubliant l’irritation permanente de ses propres douleurs, prend en partage les souvenirs amers de l’oasis.

Une graine de vie. Plus qu’une graine de vie, une graine de farouche envie de vivre. Prisonnière, oubliée au cœur inerte de la banquise. Ecrasée sous des tonnes et des tonnes de mort glacée. Cette obscurité de tombeau sous des latitudes ignorées du soleil. Cette révoltante inertie de choses. Et cette conscience d’être porteuse d’un potentiel infini de bouillonnements vitaux, de germinations généreuses, de floraisons provocantes, de fruitaisons nourricières, d’essaimages fraternisateurs, cette soif de voir, de peser, d’admirer, de goûter, de toucher, de humer, de croquer, de modeler, de se mélanger, de griffer, de s’immiscer, de mordre, de pétrir, d’être tout cela aussi, jusqu’à plus soif, jusqu’à plus faim, à satiété de tous les sens connus et inconnus.
Et c’est, au creuset d’un cœur de graine entravée, l’énorme pression des désirs, des besoins, des fantasmes, des appétits, qui fusionne en une force incontrôlable de pulsion de libération, de liberté folle. Et c’est la banquise qui se craquelle sous l’effort, et c’est la graine qui se faufile, qui s’enfuit et qui se jette, à corps perdu, dans le grouillement de la vague, de la fameuse vague.
Cette lame furieuse, balayant les mondes, cette lame de dévorations, d’ingurgitations, de digestions ininterrompues, de termitisation des corps et des âmes, de phagocytations de masse, d’auto-rognation, d’entre-déchirations, cette lame qu’il avait, lui, écœuré à force d’inaptitude aux phénomènes vitaux, de fadeur, d’in-agressivité, de lâcheté, d’inadaptation dans la lutte pour la survie, cette lame de fond, elle, la graine avide de vie, de sur-vie, d’extra-vie, d’éxo-vie, elle s’y était vautrée, ouverte de tous les pores de sa peau, de toutes ses ouvertures de graine affamée, s’était rassasiée à tous les festins, abreuvée à toutes les sources vitaminées, à tous les fruits, tous les miellats, les hydromels.
Aiguillonnée par cette soif de vie, jusque-là retenue, elle s’abandonnait aux rythmes barbares qui scandaient les expéditions ravageuses, les cérémonies mutilatrices, les festins anthropophages.
 
La graine de vie prometteuse s’était envergurée, avait explosé, n’avait plus de limites dans ses envies ; du coup, ce qu’elle croyait trouver dans l’épaisseur du monde lui paraissait fade tant son appétit et ses fantasmes s’étaient densifiés sous la pression des glaces.
Et c’est là que des espadons, au rostre enduit de la poudre d’argent, l’abordent et la cajolent, la lutinent, la pénètrent, la pourfendent en large en long et en travers, et c’est là que les rêves se perdent en démesure, c’est là que des poissons se griment en titans, qu’un sourire prend des airs d’orgie, qu’un accord mal enroulé dans le vide d’une caverne revendique l’étiquette de symphonie génialissime sinon mozardentesque, qu’une épaule tatouée vous pose un conquérant, une cicatrice mal couturée un bon dieu de guerrier. La graine d’oasis a besoin de plus que vie, d’éclatade de vie, de lasérisation de vie, de surdimentiation de vie, de cramisation de vie, de dévoration de vie, d’illusio-rama de vie, de cinémascopisation de vie. Et la poudre d’argent œuvre dans la naissante oasis, qui forme ses racines et ses arborescences à l’apport de cette miraculeuse chimie, qui dessine ses plans de vie aux arabesques mystérieuses des ivresses induites, qui confie son destin aux gesticulations d’épouvantails donquichotesques.
 
Et alors, cette vie issue d’une graine gorgée de promesses de vivification universelle, de déploiement ombellifère, de compréhension et de malaxage des rythmes et des langages, se consume, se dessèche, se carbonise, se ratatine, et les racines qu’elle lance au fond de l’océan, négligeant les sources vives et les nappes phréatiques, ne visent plus qu’à s’immiscer entre deux strates de calcaire à la recherche d’un indispensable filon de poudre d’argent.
Les espadons, toujours avides de moellosités désemparées, de tiède repos extorqué, d’admiration hypnotique, s’invitent au lit de leur victime désarmée, la perforent sans vergogne, répandant leur semence louchie et la récompensent d’une pincée d’illusions.
Certains disparaissent au détour d’une eau trouble, certains se lassent de ce bout de vie qui ne se contente jamais des riens qu’on lui concède, d’autres se font rares, qui s’éparpillent dans la multitude de leur cheptel de fantômes.


Voilà ce que l’homme de sable a cru comprendre de l’histoire de l’oasis. Elaborée à travers juste quelques mots, quelques confidences. Quand l’oasis a t-elle quitté la vague ? L’a t-elle vraiment quittée ? Est-ce la vague qui l’a recrachée, comme ce fut son cas il y a si longtemps ?
En tout cas, l’homme de sable sent que l’oasis est une vraie oasis, arborisée, ombragée, abritant au creux de deux pierres moussues un gargouillement d’eau fraîche et surtout, laissant se propager, du cœur enfoui de son élan vital, des ondes de paix, d’appel au partage, à la fraternité. Il sait que l’oasis ne tend plus ses racines à la recherche furieuse de la poudre d’argent, qu’elle tire sa force des rayons du soleil, du serpent d’eau qui court au fond du monde pour surgir en éruptions vertes en de rares lieux bénis du désert, qu’elle la tire des vents chargés de mythes oubliés et des errances d’aujourd’hui, qu’elle la tire surtout de ces échanges chaleureux de vibrations et de signes gravés sur la peau du sable, de ces va et vient d’échos complices.
Côte à côte, l’oasis frissonnant au léger tourbillon d’un vent frais et l’homme de sable étendu sur la chaux vive, un peu calmée à cette heure tardive, s’abandonnent en silence au rite du coucher du soleil. Ils sentent tous deux que le monde se nappe d’un violet calme et reposant.
 
L’homme calcifié ouvre ses écailles à la douceur nocturne de l’air. Une odeur de sable humide réveille en lui une soif accumulée depuis si longtemps. Avec quel bonheur il boirait à la source vive, comme il adoucirait volontiers son corps d’écailles sèches à la soyance des ombres vaporeuses qui le frôlent presque.
L’oasis et lui, n’ont-ils pas tissé des langages communs, n’ont-ils pas livré aux vents vagabonds des rires et des complaintes chargés de germes fous, n’ont-ils pas ressenti au sein de leur chair les mêmes battements d’ailes de papillons attirés par l’hospitalité de leurs arborescences verbales ?
Lui qui avait su, en des temps de foi utopique, aider à la germination de terres nourricières, lui qui, par son amour et sa sueur, avait aidé des arbres à grimper jusqu’au ciel, lourds de fruits d’or et de sucre, bruissant d’essaims laborieux et gourmands, lui qui avait offert sans compter sa force, sa patience, sa volonté à des terres qui ne demandaient qu’à déborder de moissons pléthoriques, lui, vaincu par les ravages des tempêtes, désespéré par la sauvagerie, la barbarie des gens de sa race, lui qui, au spectacle écœurant de la surface du monde, s’était enfin dissimulé, pétrifié dans l’océan de chaux vive à attendre et implorer une fin qui ne venait jamais, lui, étendu à quelques pas des fraîches vapeurs cotonneuses de l’oasis, eut des visions de souffles emmêlés, de tiédeurs irradiantes, de murmures complices, de fusions alchimiques, d’abandons haletants, de gerbes de mots, de vers s’éparpillant, légers, en flocons de vie positive pour des pollinisations universelles.
Et d’un geste qui se voulait invitation à ces partages-là, à ces œuvres communes, dans l’assouvissement des corps et des fulgurances de l’âme, il étendit la main à l’humus frais de l’oasis.
 
La douleur fut vive, insupportable. Une grouillitude de scorpions d’acier bleu lui vrillèrent leurs dards incandescents dans cette chair pétrifiée et pourtant si sensible aux morsures de la vie. Il se recula vivement, le corps déjà presque entièrement enfoui dans la chaux. L’oasis s’était recroquevillée, ses vapeurs humides dissimulées au cœur de quelques ronciers hérissés de choses pointues. Et par des ondes nerveuses, grinçantes, qui ne réclamaient pas de réponses, lançait à l’homme effondré qui l’avait égratignée de sa main râpeuse, des mises au point définitives et mortifères :
 
- « Pas ça, pas avec toi, jamais avec toi. Ma chair, mon âme sont couturées de cicatrices saignantes encore. Mes racines carbonisées apprennent à ne plus rechercher que l’eau raréfiée des sources souterraines. Moi aussi je souffre, plus que toi, sans doute, de me retrouver au fond sec du monde. Je viens de si loin, j’ai tellement joui de cette vague qui m’a tant donné et qui m’a fait si mal. Ce n’est pas la vie que j’attends de toi. Sais-tu seulement ce que c’est, la vie ? J’attends de toi de la consolation fraternelle, un compagnonnage de reconstruction, que tu sois un amical tisserand de notre verbalité, un conteur d’histoires, débonnaire, un nounours empaillé et fidèle. Je compte sur toi pour remplir de vrombissement assourdissant le temps que je passe à m’interdire de vivre la vraie vie, la vraie, celle qui brûle tout sur son passage, pas ta vie de jardinier, de poète triste. »
 
Démoli, vidé, fracassé, l’homme de sable reprit lentement, très lentement, sa reptation solitaire. Au fur et à mesure de son éloignement, il sentait se détricoter les mailles des mots communs, les ramifications fraternelles se scindaient en vocabulaires distincts, les échos réciproques s’estrangisaient, ne se comprenaient plus. Il rampait, rampait dans la chaux et, exténué de douleur, finit par se ramasser, crispé à l’abris de son écaillation millénaire, en implorant l’implosion libératoire.
 
Il reprit conscience sous un soleil battant. L’amertume de son sort inonda de suite son esprit. Le rejet, à tout jamais, à la sablitude, désespérante sablitude. Le don entier de lui qu’on avait refusé. Et cette ritournelle qui lui venait, qui s’enkystait dans son cœur, qu’il croyait avoir entendue des palmes même de l’oasis mais qu’il avait dû inventer, sûrement :
 
« C’est à la ronce hérissée et cinglante
que gémit et s’enchante
le vent fou,
pas au tapis endormi
de l’herbe molle et fade,
pas à l’arrondi fuyant
du galet trop poli,
squelette presque dissout
à l’usure du temps
des mondes morts.
 
Je ne veux pas mourir,
je veux gémir et chanter
et m’enchanter encore,
je ne veux pas mourir
au catafalque
de ton amour morne… »
 
Avant de repartir, s’abandonnant enfin et pour toujours à son destin de sable brûlant, il se retourna pour respirer une dernière fois les odeurs tièdes de l’oasis. C’est alors que là-bas, à l’horizon, derrière ce bout de terre qu’il avait tant aimé, il crut sentir l’approche, dans le désert poudroyant, d’un groupe de cavaliers sauvages, sanglants, exhibant aux flancs de leurs montures, des têtes d’enfants fraîchement coupées. Il crut entendre le glougloutement de la source se grimer soudain en mugissements de cataractes propres à dessoifer tous les pirates de la terre. Crut-il percevoir ? Crut-il entendre ? Son cerveau devait avoir fondu à la fission de son dernier espoir.

Alors, le découragement l’emporta…



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chapître 7 Alors...






Photo D.M.



A
lors, le découragement l’emporta, il détourna son regard de pierre du côté du désert. Une énorme dune s’était élevée devant lui, frémissante d’un bouillonnement de fournaise. Il comprit que le temps était venu, qu’il n’y aurait plus jamais d’oasis. Il ferma ses yeux d’agate, brûlés des rayonnements de la lave poudreuse, une espèce de goutte de saumure s’échappa du coin aride de son œil, creusa un sillon d’acide sur sa face craquelée. Personne n’aurait pu dire où, en lui, la fatigue de vivre « ça » avait su trouver une molécule d’humidité. Depuis le temps qu’il séchait !

De la même rage qu’il avait mise à surnager, il ouvrit la bouche, le plus grand qu’il put, malgré la douleur des gerçures qui se déchiraient, s’enfonça la face dans le sable incandescent et aspira la mort à grandes gorgées. La montagne de feu en poudre se déversa sur lui, en lui.
 
Il ne reste rien de l’homme silicium. Il n’est plus que sable au sable du désert. Apaisé enfin.
 
D’ailleurs, a t-il jamais existé ?



FIN





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