15.8.06

chapître 2 Ventres




Photo D.M.


Le niveau de l’eau, dans son trou, venait d’atteindre le raz bord. Toute la surface de la plage suintait une légère peau d’humidité. Le soleil rayonnait de mille feux sur ces milliards de flaques frémissantes. Et ce fut soudain, sans sommation, comme si un monde en eut remplacé un autre par magie.

Une vague colossale, issue du fond des temps, submergea tout, arracha tout, rasa tout.La grande marée, le tsunami des mille mondes, la transbordation universelle, la liquéfaction dynamique, l’exploshydrification de toutes chose, tout devint fétu de rien au maelström et lui, atome innocent gorgé de silice et de plancton, maître absolu d’un peuple d’invertébrés minusculaires et de rampants décérébrés, lui qui tourniquait depuis le temps des mondes autour d’un bout de bois par un lien de chanvre, lui qui s’était taillé un empire d’un bac à sable, ne l’ayant jamais voulu échangé contre un cheval ni même un hippocampe, lui, lui s’en alla valser aux crêtes de la vague et au fond des abysses l’aventure de la vie. Puisque ça s’appelle comme ça.
Dans un remuement incessant, déboussolant, harassant, c’est une continuelle lutte de ventres. L’autre, les autres, tout n’est que mâchoires, estomacs, sphincters. Tout est prédateur, tout est proie. C’est le monde de l’arrache, du pillage, de la fringale, du désossement, de l’étripation, de la mastication, de la digéritude, de l’éventrement, de la hachisation, de la moulinettisation, du regard affamé, de l’éradication de l’autre, de la cramisation du vulgus, de la digestation de ses propres enfants ; petits, moyens, grands, tout le monde bouffe tout le monde, des hordes se forment, additionnant les forces isolées pour en faire des machines de guerre, des machines à détruire, à broyer ; la danse des corps, envoûtante au cœur de la vague noire est une invitation au massacre et aux égorgements, les chants les plus mélodieux appellent à mots masqués à des saint Barthélemy et des crimes sans nom ; il n’est pas un regard qui ne vous dépouille et se fasse à l’avance un festin de vous, toutes les innocences sont dévoyées à des appétits écœurants ; des milliards d’animalcules, frayant au cœur des flots, synthétisent à la louche des poisons foudroyants dont ils inondent à l’envi des bancs entiers d’alevins, un peu pour s’en gaver, beaucoup pour la beauté du geste et la hargne du monde.Dans le déferlement de la vague gigantesque, le petit homme arraché à son pieu et délivré de sa corde se voit jeté en pâture aux appétits du monde.






Photo D.M.



Lui qui s’imaginait orchestrer les créations et abrutissait de discours moralistes les crevettes de la flaque, se débat aux remous des irrésistibles courants, essaie en vain d’échapper aux morsures accablantes, aux harcèlements des protecteurs à gages. Il n’a d’emprise sur rien, en fuite perpétuelle. Il comprend bien que la sauvegarde, la survie, dépendent des appétences, des rages à bouffer les autres, prédatoriser tout et même ce qui se voudrait donner, mais ses dents se sont trop usées à mâcher du sable, il a trop tourné en rond dans sa petite flaque, il n’a pas l’habitude des raids au long cours, il n’est musclé ni de corps ni d’esprit, il s’est tellement peu nourri de sang que le goût du sang ne lui vient pas, ce goût du sang qui vous pose un peu là son « Roi de la Création », qui vous désigne comme l’objet de toutes les terreurs et de toutes les vénérations. Neptune a toutes ses dents, qu’il lime chaque jour aux os de dauphins blancs.
Il assiste, notre homme, impuissant au déroulement de la grande spirale. Homme de mots, de phrases, de discours, il ouvre la bouche pour dire, hurler, appeler, l’eau le pénètre, grouillante de choses sordides qui lui mordent la langue. Il aperçoit bien dans le trouble des luttes pour la survie d’autres soi qui gigotent, il essaie bien de former avec certains d’entre eux, au hasard des catas, des bancs hétéroclites de défense commune, mais le grand appétit déploie là aussi son influence universelle et le frère mange le frère, et le sang rougit jusqu’au sein des amours. La « dévore-attitude » est à ce point ancrée dans le sens de chaque vie qu’après avoir déchiré à pleine gueule toute flore et toute faune, on s’attaque rageusement à sa propre chair, torturé par la faim qui fait tourner le monde, on s’arrache soi-même par lambeaux, on se désaltère à son propre sang.. On voit des êtres, ivres de douleur, attirés par des vertiges macabres, s’empaler passionnément et sachant y pouvoir crever, aux dards empoisonnés des « Chevaliers de la mort ».
Comme il faut bien renouveler en permanence la matière à nourrir ces ingestions de puits sans fond, on se féconde à pleines tripes, conjuguant l’ardeur des pénétrations à celles des égorgements. Tout le monde y va de son coït furtif, zyeutant du fond de son trou, l’ombre de sa prochaine proie. Déjà on se refait les dents en mordant au sang celui ou celle qui s’est donné à vous. Des poissons pirates attendent que les mères partent en chasse en abandonnant leur nid pour y faire des razzias d’œufs et de larves. Il faut sans fin renouveler le cheptel, on crée de la vie à tour de bras pour que la mort s’empiffre.
Notre petit homme, brassé au tourbillon de la vague, n’en croit pas ses yeux. Il est lâche, indubitablement lâche. Il a peur, il crève de trouille au milieu du champ de bataille. Il est lâche, se terre dans des trous obscurs, ne participe pas aux égorgements, se met à l’abris des morsures et des arrachements. Il reste insensible aux rythmes saccadés des appels de la vie, il ne sait pas se déguiser en ogre, il ne sait pas arracher sa pitance à même le corps de la bête, il ne sait pas attacher des enfants à des buissons épineux et empoisonnés, ça ne lui viendrait même pas à l’idée. Il n’a absolument pas la carrure ni l’âme des grands prédateurs, il est un étranger au monde de la vague, il traîne derrière lui le poids de sa lâcheté, on se détourne de lui comme d’une espèce de bête puante, c’est le putois des mers, la fadeur de son être le tient à l’écart des convoitises et des élans reproductifs. Quelle femelle aurait l’idée de se faire féconder par un être raplapla pareil ? Qu’est-ce que ça donnerait, des enfants de ça, au cœur des tourmentes sanglantes, des chevauchées conquérantes ? Y aurait-il un sens de faire des enfants avec quelqu’un qui ne rêve pas de bouffer le monde ? Qui ne prend même pas la peine de se déguiser en guerrier, en Attila de pacotille ?La vague grouillante n’avait pas besoin de s’encombrer d’un organisme encore moins vindicatif qu’un mollusque. C’était même dangereux pour la dynamique propre qui la projetait aux confins des univers. Ne pouvant le digérer, par une espèce de répugnance pour son abjecte lâcheté, n’ayant pu le convertir même à de saintes croisades, elle résolut de s’en débarrasser et le cracha, au loin, s’en ressentit allégée, apurée, vivifiée.




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