15.8.06

chapître 4 Effacer tout





Illustration D.M.


 

La notion du temps n’avait plus de sens ici, dans le chaudron. C’était une cuisson du corps et de l’esprit, sans fin, un long étirement d’une malédiction dont il ne savait la cause. Cela devait durer toujours jusqu’à ce que cela s’arrêtât. Notion idiote et pourtant il en ressentait à chaque instant la réalité.

Dans ce désert qui n’en finissait pas de repousser pour lui l’instant ultime sans pourtant lui faire grâce d’une seule brûlure, d’une seule blessure, il avait croisé souvent des traces assurément humaines, mais jusqu’au dernier jour, il ne rencontra que deux fois un groupe de sa race.La première fois, cela se joua entre un homme d’âge mûr et un enfant.L’homme, sous le soleil, s’affairait à redonner vie au cœur d’un grand oiseau de bois et de toile qui s’était posé, toussotant, sur le dos du désert et dont il était sorti. Enfoui dans le sable brûlant, notre homme vit un bambin aux boucles blondes s’approcher de l’homme à l’oiseau, le tirer par la manche, lui demander de sa petite voix d’angelot :

-« Dessine-moi un mouton »

Et l’homme à l’oiseau, un peu surpris mais bonhomme, avait tiré un carnet et un crayon de sa poche, dessiné une boite sur une page blanche et recommandé à l’enfant de faire bien attention que le mouton ne s’enfuie pas de la boite. L’enfant saisit le bout de papier, ouvrit, bien sûr, la boite dessinée, le mouton en sortit et les deux jeunes êtres se mirent à sautiller gaiement, soulevant des cotonnades de poudre blanche, se dirigeant vers un palmier qui séchait par là-bas.


L’homme des sables rampa, par curiosité et par une espèce d’intuition, à la suite de l’enfant et de la bête.
Arrivé au pied de l’arbre mort, tout en riant de son rire cristallin, le petit garçon attira le mouton d’un clin d’œil joueur, le caressa, le saisit à bras le corps et l’attacha de quelques tours de lacet au tronc du palmier. La petite bête se débattit mollement tout d’abord, croyant à un jeu, puis se mit à bêler de terreur quand l’enfant, cueillant des pierres noires et tranchantes au sol du désert, se mit à l’en bombarder violemment. Quel jeu amusant et comme il criait de bonheur, le petit, quand la pointe acérée d’un caillou tranchant mordait au sang l’agneau martyrisé.
Troublé dans son travail, l’homme de l’oiseau s’essuya les mains à un chiffon, s’approcha, intrigué, de la source des rires et des braillements.Trop tard. Il arriva trop tard pour arrêter le geste de l’enfant qui venait, tenant une lourde pierre plate à bout de bras, d’écraser la tête de l’animal sur le tronc de l’arbre.L’enfant jeta la pierre au sol, tira l’oreille sanglante du mouton en criant :
-« Hé ! Joue encore avec moi, joue encore avec moi ! »






Illustration D.M.



Il sentit alors la présence de l’aviateur, l’apostropha :

-« Dis, il est tout cassé, ton mouton, y veut plus marcher ! Donne-m’en un autre ! »

Le pilote s’agenouilla près du bambin, lui prit la main.
-« Si tu veux, je t’en ferai un autre, mais d’abord il faut enterrer celui-ci, sinon, le deuxième verra ce qui est arrivé au premier, il prendra peur et ne voudra pas jouer avec toi. Tu comprends ? Viens, allons chercher une pelle pour creuser un trou où nous l’enfouirons. »

Ils partirent tous deux à l’oiseau de bois, en revinrent bons amis, devisant, le petit sautillant et riant. De retour au pied du palmier, l’adulte tendit la pelle au gamin.
-« Tiens, petit, c’est toi qui l’as cassé, c’est à toi de faire le trou, d’accord ? »

L’enfant trouva normal de creuser. Il fit ça gravement, en chantant :
« L’est tout cassé
Le tit moton
D’la barbichette
Jusqu’aux roustons
Tonton tontaine… »

Quand il vit que l’excavation pouvait contenir la bête morte, l’enfant s’arrêta et dit :
-« Il est assez grand le trou, non ? »
-« Ben, si tu veux qu’il puisse se dégourdir un peu les pattes pendant son long voyage… »
-« Je creuse encore un peu ? »
-« Encore un peu, oui. »

Et l’enfant creusa encore, doubla le volume du trou. Le pilote l’aida à remonter, détacha le mouton du tronc de l’arbre, le posa au bord du vide.
-« Allez, petit, pousse- le au fond. »
 
Le petit d’homme s’agenouilla auprès du cadavre, le poussa du plus fort qu’il put dans le trou. Le mouton tomba au fond de la fosse. Alors, l’homme-oiseau leva la pelle au-dessus de sa tête et de toute sa rage d’oiseau-homme, l’abattit sur le crane blond. Ca craqua. La pelle fut relevée et s’abattit encore et encore. Le corps du gamin glissa sans bruit sur celui de la bête, les deux cervelles explosées mêlant au fond de sable leurs atomes écrabouillés. Le pilote, calmement, combla le trou de sable, aplatit le talus du dos de la pelle, reprit le chemin de sa mécanique volante. Il déposa la pelle dans la cabine, ramassa ses outils, les rangea minutieusement dans leur boite en bois, installa celle-ci à sa place, derrière le siège du pilote. Il referma le cockpit, caressa le flanc de l’oiseau immobilisé et se dirigea, lentement, les épaules lourdes, vers le soleil couchant. Peu à peu, son corps s’enfonçait dans la chaux vive du désert, jusqu’à disparaître entièrement. Personne ne saurait jamais ce qu’il était devenu.
 
Des comme eux, rampant ou immobilisés à tout jamais, engloutis, abandonnés à la fournaise de la chaux, il en est des troupeaux. Entre eux, rien. Si l’on se croise, on ne se voit pas, on ne se sait pas. Dans le monde des strates sableuses, seul le sable est constitué. Le reste, c’est de l’oubli d’homme, de l’errance de misère où des cicatrices ouvertes se traînent jusqu’à sublimation complète.




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