15.8.06

chapître 5 Seigneur et Maître



Illustration D.M.


A
u feu des poudrifications, le corps de l’homme de sable se pétrifie jusqu’au cœur des cellules. Son sang lui-même s’est durci en marbrures crissantes. Ses yeux ne jettent plus que des reflets de deux billes d’agate rayées, dépolies. Il ne voit plus, il ne peut plus voir de ces nodules-là, mais les choses sont pour lui si évidentes, il y a tant usé son corps, qu’il sait le monde du simple fait qu’elles sont. Et qu’il ne saurait les sentir autrement que dans leur vérité. Les apparences pourraient être de granit et d’acier trempé, s’établir en montagnes gigantesques et infranchissables qu’il saurait les dissoudre de son regard instinctif et deviner au cœur de la pierre la pourriture de la chair viciée. Il ne voit pas le monde comme il se montre mais le sent tel qu’il est.

Et voici ce qu’il sentit qu’il se passait, bien après le drame du mouton, au point le plus aride du croûton désertique.
 
Une file nerveuse s’étire sur toute la longueur de la rocaille brûlante. A la tête de la colonne, un cavalier. Colossal, de noir vêtu. Tatoué de la tête aux pieds de signes de mort. Sa monture, bavante, ne peut tenir le pas. Ce sont des rebuffades continuelles, des piétinements, des cavalcades incontrôlées, des hennissements douloureux. Le colosse, sur la selle, le serre au plus près de l’étau puissant de ses cuisses et d’une poigne rageuse.
  
Des grappes de femmes hurlantes raient le sable recuit de leur corps osseux, accrochées des dents, des mains, de leurs bras enlacés aux pattes de la bête. Certaines, blessées, lâchent prise, aussitôt remplacées par dix autres. Car le troupeau de ces femmes semble infini qui trace son sillon derrière le guerrier.
A la suite des femmes, braillant, chuintant, le corps brûlé de sel et de soleil, la bouche écumante de mâcher déjà la chaux vive du monde, une nuée d’enfants aux yeux caves maculele désert de diarrhées fumantes.
 
Descendant, remontant dans un va et vient incessant la colonne, une meute d’hybrides, tête de chien/corps d’homme, mord dans le vif tout ce qui s’attarde, s’immobilise. Pourquoi, pourquoi ce peuple décharné suit-il, ainsi que les rats le cheminement de l’humanité depuis la nuit des temps, le colosse peinturluré sur sa bête farouche ?
  
C’est qu’il est le pourvoyeur, le distillateur du rêve. Ce pouvoir de faire apparaître des mondes de lumière, de faire surgir des fontaines d’eau vivante, de faire vibrer des notes de métal inconnu, de faire planer dans des espaces à mille dimensions, ce pouvoir, il l’a domestiqué, il le détient cristallisé dans une poudre d’argent vif qu’il cède par pincées. Tout ce que ce pauvre troupeau possède de nourriture, d’or, de moellosité, tout se donne au colosse pour trois poussières de rêve.
 
Il ne se passe pas de minute sans qu’une femme hagarde ne se hisse s’accoler au corps de l’homme, ne lui caresse, gémissante, son torse musculeux, n’ouvre ses jambes et s’empale sur son vit nerveux. Lui, le Maître, accepte ou refuse l’offrande, prend son plaisir ou rejette la femelle aux sabots de la bête, et, si la chose lui a plu, trempe un doigt dans une bourse à secret et donne à sucer à l’élue de l’instant une saupoudration de la divine chimie. Alors, c’est un chœur de hurlements, ceux, coléreux, frustrés, implorants des femmes rampantes et qui essaient de se redresser pour arracher leur part et les cris d’extase et d’éphémère contentement de la bienheureuse qui s’accroche à l’homme, refusant de lui lâcher le doigt, le suçant jusqu’à la crasse de l’ongle, à la recherche d’un dernier atome de sensation d’ailleurs.
Fatigué de cette effervescence, le colosse brasse l’air de sa badine à clous et les chairs meurtries s’affalent, effarouchées, aux jarrets du cheval et poursuivent, après l’homme, leur misérable errance.
 
Par moments, comme s’il était passé sous un rayon solaire plus brûlant que les autres ou avait joui d’un orgasme plus violent, le colosse se dresse brusquement sur ses étriers d’or, remplit son buste noueux d’un air enflammé de soufflet de forge et lâche aux horizons terrorisés un rugissement de fauve.
Le colosse a faim. Rameutés des mille points cardinaux, ayant dévasté les oasis à cent lieues à la ronde, les hybrides homme/chien ramènent au Maître, égorgées, frémissantes encore d’horreur et de leur course à se sauver, dégouttantes d’un sang qui ne demandait qu’à vivre, cent proies de chair vive pour lui faire un festin.
 
L’heure est sacrée. Tout se fige. Ayant entassé en tas leurs prises dégoulinantes, les hommes/chiens se reculent en courbant l’échine. Aux sabots du cheval, le troupeau des femmes s’enfouit le visage sous le sable, osant à peine respirer, les enfants eux-mêmes ont compris qu’ils doivent se taire et rongent en silence de vieux os.
 
L’homme, alors, de son glaive, embroche au hasard dans le tas charnu et porte à sa bouche la chair palpitante encore. Ce sont des craquements sinistres, des mastications goulues, des mâchonnements graisseux de tripes, des éjections rageuses de morceaux d’os, de plumes trop raides ou de bouffées poilues, des éructations fielleuses et gargantuesques. Le ventre plein, enfin, repus, gavé de choses vivantes, le titan tatoué, d’un geste, abandonne les reliefs à la meute. Les hommes/chiens, d’abord, se disputent le tas de restes. Jusqu’à plus faim. Si à ces appétits rassasiés ont échappé des parcelles, des bouts, des bribes d’outre- vie, les femmes enragées se les arrachent et celles qui n’ont rien mordent au corps vif des autres.
 
Quelques-unes, contentes enfin, libérées de leurs désirs oppressants, de leurs tensions, tendent naturellement leurs seins maigres aux enfants qui s’y agrippent de leurs petites dents sèches. Le Maître donne soudain, d’un claquement de fouet, l’ordre de reprendre la déambulation, saupoudre d’entre le pouce et l’index une fine traînée de poudre miraculeuse et le sillon humain se creuse sans fin à la chaux du désert.
 
La nature piétinée, molestée, violentée, n’a pas à se faire généreuse. La basse-cour étripée, ravagée, rechigne aux abondances. Il arrive à la meute enragée de ne trouver au nid que vieilles carnes oubliées du monde. Le Maître sent bien alors, à la timidité du retour de ses chasseurs, à leurs regards fuyants, à l’odeur creuse des rares proies aux viscères exsangues, que la chasse a foiré et qu’il devra jeûner. Alors, mû par le ressort du devoir de sauvegarder l’ordre divin des choses, il parcourt au galop, impitoyable, insensible, inébranlable, la file de son peuple, hache au hasard de ses coups de glaive des hommes/chiens, des femmes et des enfants, s’immobilise enfin, gigantesque au milieu du désert, déclame, emphatique et grandiose :
-« Ceci est mon corps, ceci est mon sang ! »
Et tout ce qui vit se repaît de tout ce qui est mort.
Sauf le Maître qui, saintement, jeûne enfin, se nourrissant du bonheur d’être l’âme de ce monde- là.









 

Illustration D.M.




Alors que la ligne des fantômes squelettiques s’ébranle une nouvelle fois derrière son maître, l’homme de sable perçoit, à l’arrière du troupeau, parmi les enfants rampants, hagards, un soupçon de râle qui s’éteint. Son presque silence macabre couvre, pour l’intuition alarmée de l’homme, tous les braillements de faim et de colère.
 
S’approchant en glissant sous le sol du groupe de petits martyrs, l’homme découvre, s’abandonnant à l’aspiration du sable, vidé de toute force, épuisé de fièvre et de fatigue, agonisant, le regard vacillant comme la flamme d’une chandelle qui s’éteint, le plus petit, le plus fragile sans doute de ces gamins perdus.
 
Il lui serait facile de mettre fin au martyr de l’être, d’éclater silencieusement la bulle, de recouvrir d’un linceul de paix ce corps torturé.
Ne serait-ce pas le plus beau des cadeaux, le plus bel acte d’amour que d’endormir l’enfant d’un long sommeil de silice ? Il ne faudrait pas grand chose, une poignée de chaux déversée dans la gorge ouverte, une main ferme soudant les fines lèvres, les narines à peine frémissantes pincées entre deux doigts calleux, et ce serait un petit frémissement d’âme et la paix, la paix enfin.
Mais, peut-être est-il là-haut, en surface, une mère, enchaînée au filet d’argent, certes, mais mère quand-même, mère surtout qui, aux minutes reposantes de sérénité et d’endormissement de ses feux intérieurs, donne tendrement le sein aux enfants du troupeau et cherche à l’heure qu’il est son petit don de vie en hurlant de la détresse de l’avoir perdu ?
 
Alors, l’homme du sable émerge du sol brûlant, tendant au bout de ses bras de rude écaille le petit tas de vie qui a failli passer.
A peine a t-il surgi de la tombe poudreuse, le bout de chair palpitant à nouveau au creux de la main, qu’une femme, maigre et griffue comme une ronce, les yeux roulants et brûlants d’angoisse et de colère, les dents affûtées d’avoir trop sucé les cailloux tranchants du désert, lui arrache l’enfant et le colle à son sein, griffé, meurtri, mais tendre encore.

-« Rends-moi ça, de quel droit l’as-tu touché ? »

-«Il coulait »

-« C’est les enfants du Maître, y’a que le Maître qui a droit, t’as compris ? fous le camp, fous le camp ! »

-« Tu ne serais pas mieux, avec ton petit, à boire l’eau fraîche d’une source à l’ombre vivifiante d’une palmeraie ? »
 
-« Maître, Maître, y’en a un qui veut te prendre tes enfants ! Maître, Maître ! »
 
Alors, comme alourdi, comme écrasé de tout le poids du monde, l’homme d’écailles, l’homme de blessures, l’homme de gerçures, l’homme au sang de gravier, l’homme aux yeux d’agate recuite, l’homme au cœur de ronce des sables se coule dans l’épiderme râpeux de ce monde sec et reprend sa reptation. Longtemps, longtemps, poursuivi d’images infernales.




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